Source : Mediapart - Mačko Dràgàn - 15/2/2019

Ce jeudi 14 février, jour de la Saint-Valentin, le tribunal de Nice a relaxé Cédric Herrou suite à la plainte de Georges-François Leclerc, préfet des Alpes-Maritimes, pour « injure publique ». Cédric avait vexé l’édile en comparant sa politique migratoire avec celle réservée aux juifs sous Vichy. « Vive la justice indépendante ! », a déclaré le citoyen solidaire en saluant cette décision. Récit.

Ce jeudi 14 février, journée de l’amour, des cœurs et des Mon Chéri, une petite foule joyeuse et souriante est rassemblée sur la place du Palais de Justice de Nice où, pour la énième fois, Cédric Herrou est appelé à comparaître devant la chambre correctionnelle. Il fait grand soleil, et tout le monde, ici (et ce détail n’est pas anodin), parait heureux.

Pourtant, c’est un véritable duel des titans qui, aujourd’hui, va voir son accomplissement. Oubliez Kaaris contre Booba. Dans le 06, c’est une lutte bien plus dantesque qui occupe les fonctionnaires de justice.

Voici les combattants. Faites sonner la cloche. À ma gauche, Cédric, donc, dit « l’ennemi public de la Roya », 39 ans, citoyen solidaire, agriculteur et éleveur de poule. A ma droite, vraiment très à ma droite, Georges-François Leclerc, dit « le multirécidiviste du 06 » (quatre condamnations au compteur pour « atteinte grave et manifestement illégale à la liberté fondamentale que constitue le droit d’asile »), 52 ans, haut-fonctionnaire, préfet des Alpes-Maritimes. Motif du litige : une « injure grave » qui aurait été proférée sur Facebook à l’encontre du second.

Je rappelle les faits. Il y a quelques mois de cela, la SCNF annonce qu’elle refuse désormais de faire transiter gratuitement les migrants pris en charge à Breil-sur-Roya vers le centre d’accueil de Nice. Cédric propose alors sur sa page Facebook, ouvrez les guillemets, et prenez garde car la violence du propos peut choquer, telle une punchline de rappeur hardcore : « Peut-être que le préfet des Alpes-Maritimes pourrait s’inspirer des accords avec la SNCF pendant la deuxième guerre mondiale pour le transport des Juifs pour gérer le transport des demandes d’asile ? »

Aussitôt, c’est le clash. La réplique de M. Leclerc, légitimement interloqué, dans son cœur fragile de haut-fonctionnaire attaché à l’excellence de sa tâche, même quand celle-ci consiste à refouler illégalement des migrants épuisés vers l’Italie, par ces mots obscènes, ne se fait pas attendre : il porte plainte pour « injure grave à un fonctionnaire ». Lors du premier procès, 5000 euros d’amende sont requis à l’encontre du brigand de la Roya.

Et en ce jour de Saint-Valentin, donc, nous allons enfin connaître le délibéré, qui avait été reporté. Rendez-vous a été donné par la bande de Défends Ta Citoyenneté (DTC), l’association lancée par Cédric et ses amis, pour venir profiter du beau temps en dégustant la cuvée nouvelle d’huile et de pâte d’olive (la récolte ayant été, sachez-le, excellente cette année, avec une cueillette abondante et savoureuse).

Aujourd’hui, pour nous, un seul mot d’ordre : face à la bêtise, garder le sourire, et ne pas perdre cet humour festif qui fait la force des justes.  

J’arrive un peu en retard, mes lunettes noires sur le nez, clope au bec, et Cédric est déjà en train de passer. De toute façon, il fait trop beau pour s’enfermer dans un tribunal… Je reste donc dehors pour saluer les copains. Céline m’interpelle : « -Tu as vu nos affiches ? Pas mal, hein ? Je suis sûre que tu es jaloux ». Et comment, que je le suis. Normalement, je m’enorgueillis de trouver des slogans accrocheurs, mais cette fois-ci, les autres se sont surpassés. A côté des grilles du PJ, de petites pancartes garnies de charmantes pétales de fleurs proclament notamment : « Pour la Saint-Valentin, le préfet se fait des films Herrou-tiques » ; d’autres, accrochées en hauteur, annoncent : « Il préfet-re la mort en mer », « l'amour est dans le pré-fet », ou encore : « Arrêtez de mettre de bâtons dans l’Herrou » (sans doute mon préféré, c’est pourquoi j’ai décidé d’en faire le titre de mon papier).

Au bout d’une vingtaine de minutes d’attente joyeuse et conviviale, à jouer avec les enfants, fumer des cigarettes, prendre des nouvelles du petit dernier ou discuter avec les curieux venus demander ce pourquoi nous étions là, Céline reçoit un message : « RELAXE ! » Après un doute sur la teneur de l’information (peut-être lui indique-t-on simplement de rester calme, du genre : "relax, take it easy, il a pris six ans ferme"), la rumeur circule parmi nous, nous crions : « relaxe ! relaxe ! », et une première salve de hourras et d’applaudissement accueille la nouvelle.  

Avec Axel, volontaire DTC, nous allons chercher l’huile et la pâte d’olive (qui, message à caractère informatif, diffère de la tapenade en ce qu’elle ne contient pas d’anchois) et les tréteaux dans la camionnette pourrie de Cédric garée dans le parking souterrain, et nous installons le stand dégustation sur la place.

Puis ceux qui avaient assisté à l’audience commencent à sortir du palais. Cédric arrive, escorté par Sabrina Goldman et Zia Oloumi, son duo d’avocat.e.s talentueux.es en plus d’être sympathiques, et nous les applaudissons. Cédric dit qu’il est surpris de cette décision, mais qu’il est heureux que la justice, que l’on peut critiquer sur bien des points, ait ici fait preuve de son indépendance. Il dit : vive la justice indépendante !, remercie ses merveilleux.ses avocat.e.s, puis va parler aux médias présents, dont France 3 Région et 20 minutes, qui rapporte ces propos de Zia : « Cédric Herrou a été relaxé sur le fond de l’affaire. [Cela] lui fait reprendre un peu confiance en la justice, dont il peut ressentir un certain harcèlement. Il a l’habitude d’être écouté quand il provoque, mais pas entendu quand il met le doigt sur des problèmes. »

Cédric évoque également la situation dramatique des demandeurs d’asile dans la Roya, à la frontière franco-italienne, et la pression politique qui est imposée à ceux qui tentent encore et toujours de leur venir en aide, face à des instances publiques répressives et tatillonnes. A ce titre, rappelons que le procureur de Nice vient d’ouvrir une enquête préliminaire visant la Police Aux Frontières (PAF) de Menton, à propos des infractions commises par ses agents –falsification de données, non-respect des droits des demandeurs, reconduite de mineurs… Peut-être la justice, dans cette histoire, finira-t-elle enfin par condamner les véritables criminels, les pantins de l’ordre injuste et les bourreaux, qui, si ils ont une conscience, la voient chaque jour s’encombrer de dizaines, de centaines de victimes, dans le froid mordant de la neige des hauteurs ou la bouche noire et glaçante d’une Méditerranée parfois impitoyable…

Le parquet peut toujours faire appel. Nous le saurons dans dix jours. Mais, pour le moment, cette triste tentative d’instrumentalisation de la justice par un préfet qui assume avec morgue et indécence une politique migratoire inhumaine, prend fin dans la joie et la bonne humeur, sous un soleil quasi printanier. C’est une victoire de plus, après l’annulation par la cour de cassation, en décembre 2018, de la condamnation de Cédric et Pierre-Alain pour « délit de solidarité », et il y a de quoi se réjouir. Plus le temps passe, plus la justice française, particulièrement en Macronie, montre ses failles (procès ineptes de gilets jaunes, affaire des perquisitions chez la FI et Médiapart, poursuite des citoyens solidaires…), mais quelques lueurs d’espoir, fugaces, subsistent encore. Ce qui les rend d’autant plus savoureuses -comme l'huile d'olive nouvelle.  

Prochain rendez-vous : le procès intenté par notre grand ami, le doux, tendre, chauve et tempéré Éric Ciotti, que nous apprécions tous beaucoup et qui, sans doute pour attirer son attention dans le but de quémander son amour, a porté plainte contre Cédric après que celui-ci eût posté sur Twitter : « Quand Eric Ciotti dit en 2018 « Mettons les migrants en Lybie » [des propos malheureusement authentiques, la bêtise de notre édile ne connaissant aucune limite] il dirait en 1940 mettons-les dans les chambres à gaz ». Cédric s’est expliqué auprès de Nice Matin, précisant ses propos : « D'après ses dires, on peut tout à fait imaginer dans quel camp aurait été M. Ciotti en 1940. Renvoyer les migrants en Libye, c'est les conduire directement à la mort. Tout le monde sait qu'en Libye, les hommes et les enfants sont tués, les femmes violées ». Affaire à suivre.

Mais pour le moment, nous sommes là, à parler, à rire, tout en dégustant le pain frais imbibé d’huile d’olive suave et gouleyante. J’en profite pour m’acheter des œufs certifiés Herrou, et estampillés Nature et progrès, ce qui est, comme le fanfaronne un Zia hilare, « encore plus bio que bio. C’est du super-bio, il n’y a pas mieux ». Seul vient troubler la fête un vieux bougon réac' (une denrée assez répandue à Nice), venu hurler : « Prenez-les chez vous, les migrants ! », ce à quoi nous n’avons pu que répondre : « Les prendre chez nous ? Vous êtes un visionnaire, monsieur, on n’y avait pas pensé ! » Mais nous ne lui prêtons guère plus attention : nous avons bien mieux à faire, comme par exemple, être heureux.

Micka, jeune homme fraichement arrivé à Nice pour ses études, que j’avais invité à venir et qui découvre la bande, me confie : « Je suis content d’être venu. C’est beau, toute cette douceur, toute cette tendresse. Ça inspire ». Et c’est bien vrai que c’est touchant et beau, cette atmosphère qui règne maintenant. Ça doit sans doute leur faire envie, tout cet amour, aux costume-cravate de l’autre camp.

Puis, évidemment, nous allons célébrer la victoire sur la terrasse d’un bar du coin. Il y a là Cédric, Marion, Céline, ses deux adorables filles, les avocat.e.s, les bénévoles de DTC, des réfugié.e.s ou demandeurs.ses d’asile, quelques autres potes, et nous sommes bien. La bière est fraîche. Nous nous racontons des blagues, et nous rions et sourions comme seuls savent rire et sourire ceux qui font en sorte de pouvoir se regarder dans le miroir sans frémir, et qui ont au cœur cette joie qui est le don fait aux justes par la vie (car la vie n'aime pas qu'on laisse mourir les gens au prétexte qu'ils sont pauvres et noirs).  

Assis sur une terrasse au soleil, baignés par la lumière de ce Sud que nous aimons tant, malgré tous ses défauts, nous sommes bien, nous sommes heureux. On se moque gentiment de nos amis politiciens de droite du 06. On imagine la possibilité de faire monter Pamela Anderson dans la Roya (après tout, elle est déjà venue à Calais), un beau coup de com’ en perspective. On dit des conneries, quoi, on « déconne », comme dirait notre monarque, comme les couillons de pauvres et « réfractaires » que nous sommes.  

Nous guettons, sur les réseaux sociaux, les réactions de l’autre camp, et voyons passer celle de M. Estrosi, humoriste involontaire local (et accessoirement maire de Nice) : « Soutien au @prefet06 et aux forces de l’ordre à nos frontières après la relaxe incompréhensible et inquiétante de Cédric Herrou qui avait osé suggérer au préfet de s’inspirer du transport des juifs pendant la 2nde guerre mondiale pour le traitement des demandeurs d’asile ».

Et nous rions. Et nous nous disons que, de l’autre côté, ils ont l’air triste, triste comme la mort, et nous avons pitié pour eux. Ces gens-là ont si peu d’humour. Ils ont l’air de rire si rarement, toujours si sérieux dans leurs costumes gris et noirs.

Il y a une barricade. D’un côté, il y a des difficultés, certes, des épreuves, de la misère même parfois, des souffrances, des violences, des humiliations, des gaz lacrymogènes, des procès et des gardes à vue, mais aussi et surtout des rires, de la joie, de la solidarité, des fêtes, des jeux, des apéros, des repas partagés, et du courage. De l’autre, il y a richesse et pouvoir, mais aussi et surtout de l’ennui, de la tristesse, de la bassesse et de la lâcheté.

Vous voulez être de quel côté ? Moi, j’ai fait mon choix depuis longtemps. Comme nous tous. Et nous y sommes bien. Et ça, aucune poursuite, aucun procès, aucune condamnation ne pourra jamais rien y faire, parce que la flamme des solidaires ne s’éteindra jamais.

En 1940 comme aujourd'hui, il s'agit de ne pas être dans le camp de l'abjection.

Vive la justice indépendante, vivent les citoyens solidaires,

Salut et fraternité,

M.D.  

P.S. : le slogan utilisé en titre serait issu, à ce qui se raconte, du cerveau du sieur Herrou lui même. Mais loin de moi l'idée de dire que cet homme aurait du talent.

Compte-rendu du premier procès : https://blogs.mediapart.fr/macko-dragan/blog/301018/le-citoyen-solidaire-cedric-herrou-contre-le-prefet-les-justes-juges-par-les-pantins