Source : Le monde - Julia Pascual - 11/3/2020

Malgré les conditions de pauvreté dans lesquelles ils se trouvent en Jordanie ou au Liban, les exilés refusent de rentrer dans les régions tenues par le régime de Bachar Al-Assad.

Il y a huit ans, une ville a poussé au milieu de nulle part. Quand la crise syrienne mettait des familles entières sur le chemin de l’exil, fuyant vers les pays voisins. La situation, que tout le monde croyait provisoire, est devenue permanente. Dans le nord-est de la Jordanie, Zaatari accueille aujourd’hui près de 80 000 Syriens – dont la moitié d’enfants – dans le plus grand camp de réfugiés du Moyen-Orient, administré par les Nations unies (ONU) et les autorités jordaniennes.

Il y a ici trente-deux écoles, deux hôpitaux et, dans un camaïeu de gris et de blanc, 24 000 abris ou préfabriqués, à la tôle rouillée par l’humidité et essaimés sur un terrain que l’hiver a rendu boueux. Les pas s’y enfoncent, salissant les bas de pantalon.

Une allée principale – la seule goudronnée –, longue d’un kilomètre, abrite des bicoques où l’on achète son téléphone comme sa viande, des couches comme des robes de mariée. Cette rue commerçante était surnommée « Les Champs-Elysées ». Elle est devenue, depuis, « Sham Elysée », en référence au nom donné à la Syrie en arabe, reconstituée en miniature ici sous le patronage des grands bailleurs internationaux, ainsi que le rappelle la présence de leurs fanions en divers endroits du camp. La Syrie est à vingt kilomètres à peine, mais le retour n’est pas envisageable pour la majorité des réfugiés de Zaatari.

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« C’est un camp ouvert », insiste une représentante du Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies (HCR). Il faut un permis pour s’aventurer au-dehors, et des blindés de la gendarmerie sont déployés à la lisière. En huit ans, Abou Mohamad n’est sorti que deux ou trois fois. « Je n’ai rien à faire dehors », dit ce père de famille de 51 ans en s’affairant à cuire des galettes de pain dans la boulangerie qu’il a ouverte en 2014 à l’intérieur du camp, où sa vie se déroule comme en vase clos.

Sombres perspectives

L’essentiel des besoins des habitants peut y être satisfait. Il y a même un supermarché dans lequel les réfugiés payent en scannant l’iris de leurs yeux. Le HCR peut alors les identifier dans sa base de données biométrique et ponctionner directement l’assistance humanitaire dont ils bénéficient.

Il y aurait 1,4 million de Syriens installés dans ce pays de moins de 10 millions d’habitants. De tous les pays frontaliers de la Syrie, la Jordanie et le Liban sont ceux qui en ont accueilli proportionnellement le plus grand nombre. Le pays du Cèdre dit en compter 1,5 million pour 5,9 millions d’habitants. Aucun de ces Etats ne possède de législation sur le droit d’asile. Dans un contexte de ralentissement économique régional, depuis le déclenchement de la crise syrienne en 2011, la situation des réfugiés n’a cessé de se dégrader. Les effets de la nouvelle crise liée au Covid-19 ouvrent des perspectives plus sombres encore.

Des réfugiés syriens dans le camp de Zaatari, dans la ville jordanienne de Mafrak près de frontière syrienne, en juillet 2019.
Des réfugiés syriens dans le camp de Zaatari, dans la ville jordanienne de Mafrak près de frontière syrienne, en juillet 2019. MUHAMMAD HAMED / REUTERS

En Jordanie, 85 % d’entre eux vivent sous le seuil de pauvreté. Dans le camp de Zaatari, Mahmoud doit revendre une partie des produits alimentaires qu’il acquiert par l’intermédiaire de l’ONU pour récupérer un peu de liquidités.

La plupart des réfugiés syriens vivent en dehors des camps et s’acquittent de loyers qui avoisinent les 200 euros par mois. Presque un tiers d’entre eux n’ont pas de source de revenus autre que l’aide internationale. Moins de 180 000 permis de travail ont été délivrés aux réfugiés syriens depuis 2016, la plupart concernent l’agriculture et la construction, l’accès aux autres secteurs étant plus restreint, voire fermé. Dans un pays marqué par un taux de chômage de 20 % et malgré les efforts du gouvernement, beaucoup de Syriens se retrouvent relégués dans le secteur informel, en dehors des règles fiscales ou comptables.

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Au Liban, 95 % des familles syriennes sont endettées, souvent auprès de proches ou de commerces, à hauteur de 1 100 dollars (980 euros) en moyenne. « Cette dette s’accroît de cent dollars chaque année », rappelle Mireille Girard, représentante du HCR à Beyrouth. Fin 2019, 73 % des réfugiés vivaient sous le seuil de pauvreté, contre 68 % en 2018.

La crise sans précédent qu’affronte le pays depuis l’automne 2019 – elle se traduit notamment par une inflation galopante et des licenciements en masse – est venue grever un peu plus l’avenir des réfugiés. « Ceux qui ont la chance de recevoir de l’aide la voient se dévaluer. Les gens sont en train de s’enfoncer dans une pauvreté de plus en plus extrême, alerte Mme Girard. Certains retirent les enfants de l’école pour les faire mendier, ils acceptent des situations d’exploitation, le mariage précoce comme moyen de survie est devenu plus fréquent qu’en Syrie… »

Des réfugiés vivent dans la peur d’être expulsés

Dans la plaine de la Bekaa, les terres agricoles ont toujours attiré les migrations saisonnières depuis la Syrie frontalière. Aujourd’hui, un tiers des réfugiés syriens dans le pays s’y abritent durablement. Ici et là, entre des alignements de champs, des bidonvilles apparaissent, faits de cabanes bâchées.

Cela fait cinq ans que Safwan Soueid, originaire d’Homs, dans le centre de la Syrie, vit dans un de ces bidonvilles installés sur un terrain loué à un privé, avec d’autres familles. Il n’y a pas de camps de réfugiés officiels au Liban. L’abri où il vit avec sa famille a bien un sol en dur mais, pour signifier que leur présence n’est pas permanente, les murs ne peuvent pas dépasser quelques rangées de parpaings. Chacun bricole donc un patchwork de bâches, de lattes de bois et d’isolant de fortune. Lorsqu’il a quitté la Syrie pour le Liban, Safwan avait un élevage de poules, et sa femme était professeure d’anglais. Aucun ne travaille désormais. Safwan montre fièrement l’étagère sur laquelle sa fille aînée range ses cahiers d’école. « Elle est parmi les élèves qui ont les meilleures notes, je veux qu’elle soit docteure. »

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Un peu plus loin, Bushra (le prénom a été modifié), 60 ans, nous montre les dégâts de l’hiver et de l’humidité sur le toit de sa « maison », éventré à plusieurs endroits. Elle vit là avec ses deux fils depuis six ans, après avoir fui la région de Damas. Pour payer le loyer, les deux fils de Bushra ont délaissé leur scolarité. Les membres de la famille vivent dans la peur d’être expulsés du pays, car cela fait cinq ans qu’ils n’ont pas pu payer les taxes afin de renouveler leurs titres de séjour.

Après avoir largement ouvert son territoire aux réfugiés syriens, le Liban a progressivement durci sa politique d’accueil. Quelque 330 municipalités imposent actuellement des couvre-feux aux Syriens. En 2015, le gouvernement a ordonné au HCR de ne plus enregistrer de nouveaux réfugiés. Dans un contexte de montée du chômage et d’austérité, au nom de la défense des salariés libanais, le ministère du travail a lancé, à l’été 2019, une vaste campagne de lutte contre l’emploi illégal des étrangers.

La fin de l’exil est une chimère

En Jordanie, la protection est aussi fragilisée. « La Jordanie est une généreuse terre d’accueil mais la situation économique fragile et la perte de l’attention internationale commencent à peser sur le pays et, lentement, l’idée se renforce qu’il faut privilégier les Jordaniens », souligne Muriel Tschopp, responsable de l’ONG Norwegian Refugee Council à Amman.

La réouverture, fin 2018, du principal poste-frontière entre la Jordanie et la Syrie – après trois ans de fermeture et alors que le régime de Damas a reconquis sans toutefois la stabiliser la province frontalière de Deraa – avait nourri l’espoir d’une relance commerciale et de retours de réfugiés dans leur pays d’origine.

Seuls 36 000 Syriens auraient fait ce choix, portant le total de retours officiellement enregistrés entre 2016 et 2019 à 53 000. Au Liban, 80 % des réfugiés syriens déclarent vouloir rentrer chez eux. Les autorités libanaises et syriennes organisent des retours volontaires groupés et, en 2019, le président Michel Aoun avait évoqué le départ de 300 000 personnes. Le gouvernement a en outre adopté un décret, en avril 2019, pour permettre d’expulser en Syrie ceux entrés illégalement à partir de l’adoption du texte.

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Bien que la tendance soit à la hausse, la fin de l’exil est une chimère aux yeux de beaucoup. « La Syrie ne m’intéresse plus, lâche Fayad (le prénom a été modifié), un père de famille originaire d’Idlib et qui vit aujourd’hui à Beyrouth. J’ai vu mes proches se faire tuer, ma maison a été détruite, ma famille a été dispersée… Jamais je ne retournerai dans une région tenue par le régime. »

Depuis son abri de fortune dans la plaine de la Bekaa, Bushra n’envisage pas davantage un retour. Elle a trop peur que ses fils soient enrôlés dans l’armée, comme Abou Mohamad, le boulanger du camp de Zaatari, qui, lorsqu’on évoque la Syrie, fait un geste du pouce comme s’il se tranchait la gorge. La mère de Mahmoud est, elle, rentrée en mars 2019, dans la région de Damas. « Elle avait entendu dire que la situation était meilleure. Elle regrette aujourd’hui, nous assure-t-il. Les conditions de vie sont mauvaises et je dois lui envoyer de la nourriture. Mais elle veut mourir dans son pays. »