Source : Le monde - Juliette Bénézit - 26/12/2020

Créée en 2015 par Yann Manzi, régisseur de camping, l’association compte aujourd’hui huit antennes et 18 000 adhérents.

Les images de l’évacuation musclée d’un camp de migrants installé en plein cœur de Paris, sur la place de la République, le 23 novembre, ont fait le tour des réseaux sociaux et des chaînes d’information en continu. On y voit des exilés molestés par les forces de l’ordre ; certains sont sortis manu militari de leur abri de fortune. Ce jour-là, vers 19 heures, en quelques minutes à peine, 500 tentes étaient déployées au pied de la statue, principalement par des demandeurs d’asile afghans venus réclamer des places d’hébergement d’urgence. Une semaine plus tôt, après l’évacuation d’un campement où vivotaient près de 3 000 personnes à Saint-Denis, des centaines d’exilés avaient été laissés sur le carreau, condamnés à l’errance, au nord de Paris.

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Derrière cette opération « coup de poing » organisée place de la République, il y a la patte d’Utopia 56. En septembre, l’association qui vient en aide aux personnes migrantes avait déjà installé un camp similaire sur le parvis de l’Hôtel de ville ; l’alerte concernait cette fois une centaine de familles à la rue. Yann Manzi, à la tête de l’association, justifie la démarche : « On répond à la volonté du gouvernement d’invisibiliser les exilés. Depuis des mois, on les sort de Paris, on les oblige à aller toujours plus loin. L’idée est de revisibiliser la situation, médiatiquement, pour dire : Vous les avez mis dehors”. » Corinne Torre, de Médecins sans frontières (MSF), avance : « On était présent en soutien pour rendre ces personnes visibles. Je ne me serais jamais imaginé qu’il puisse y avoir une telle violence pour disperser les gens. »

« Ce sont des anars »

Depuis 2019, le préfet de police, Didier Lallement, met en œuvre un objectif maintes fois revendiqué : « zéro campement » dans la capitale. Ceux-ci sont de fait repoussés en Seine-Saint-Denis. Comme un pied de nez, c’est sur l’une des places les plus emblématiques de Paris que l’opération du 23 novembre s’est déroulée. Quelques jours plus tard, la ministre déléguée chargée de la citoyenneté, Marlène Schiappa, et la ministre du logement, Emmanuelle Wargon, recevaient les associations. « Ça faisait des mois qu’on demandait ce rendez-vous, glisse Corinne Torre, de MSF. Par miracle, des places d’hébergement sont arrivées pour à peu près 600 personnes. »

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« Utopia, ce sont des anars, et je ne leur reproche pas. Mais ce qu’ils veulent, c’est le chaos, c’est mettre l’Etat en difficulté. Et les préfets tombent dans le piège », lâche un cadre de l’administration. « C’est le jeu des puissants de cataloguer les associations et les ONG, de les enfermer dans une catégorie. On nous dit d’extrême gauche, manipulés par les partis politiques… A Utopia, on n’est que des citoyens qui se disent que des droits fondamentaux existent dans notre pays et qu’on a un devoir de fraternité », développe Yann Manzi. En 2020, il était candidat sur une liste écologiste à Lorient (Morbihan), lors des élections municipales. « Des convictions personnelles », souligne-t-il.

Aujourd’hui, Utopia 56 parvient à mettre la pression sur l’Etat. L’aventure a pourtant commencé beaucoup plus timidement, en 2015. « A la base, Utopia, c’est ma femme, mon fils et moi qui nous levons de notre canapé en se disant : “Qu’est-ce qu’on peut apporter ?” », raconte Yann Manzi. En pleine crise des réfugiés, ils partent du Morbihan pour Calais, puis Grande-Synthe (Nord). L’association se structure et prend de l’ampleur. En 2020, elle revendique 200 bénévoles, huit antennes dans toute la France, une quinzaine de salariés, 25 services civiques, environ 400 hébergeurs citoyens et, au total, près de 18 000 adhérents. Sur son site Internet, il est écrit qu’Utopia est financé par des particuliers – à hauteur de 70 % – et plus marginalement par des entreprises, des fondations ou par les subventions d’autres associations. Ses comptes sont rendus publics.

Une organisation bien rodée

Derrière cette montée en puissance, il y a le savoir-faire bien particulier de Yann Manzi. Régisseur de camping, il participait notamment à l’organisation du festival des Vieilles-Charrues. « Le cœur du métier, c’était la gestion de masse, la violence, la distribution de nourriture. Dans un tout autre cadre, on retrouve ces configurations sur les campements. Derrière, on a monté des équipes de bénévoles pour les mettre au boulot sur des missions spécifiques. L’objectif était de mobiliser les citoyens pour qu’ils se rendent compte de la situation et derrière de communiquer. »

L’organisation semble aujourd’hui bien rodée. Dans les locaux parisiens d’Utopia, situés dans le 18arrondissement, un tableau fixe les rôles de chacun et les référents pour chaque situation : mineurs isolés, hébergement citoyen, aide administrative… Au milieu des cartons remplis d’affaires à distribuer lors des maraudes, entre les thermos de thé et de café, Marina Gillardeau, 30 ans, explique avoir rejoint l’équipe de bénévoles il y a un mois. Lorsque nous la rencontrons, le 23 décembre, elle se prépare à effectuer sa troisième nuit de maraude consécutive avec un autre bénévole, Arthur de Carné, 27 ans. Le lendemain, ils se sont aussi inscrits pour faire celle du réveillon de Noël.

« Toute l’équipe est très jeune. La plupart ont entre 20 et 30 ans », rapporte la jeune femme, qui travaille dans l’immobilier. « Utopia s’est beaucoup développé ces dernières années, et ce n’est que le début, assure-t-elle. On voit qu’à côté de la répression, il y a aussi tous ces gens qui s’engagent de plus en plus. » Et de constater : « Quand les plannings sortent pour les maraudes, il faut s’inscrire vite, c’est rapidement complet.»