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Source : Le monde - Eric Albert , Julia Pascual et Simon Piel - 12/10/2020

Dans la nuit du 22 au 23 octobre 2019, 39 Vietnamiens meurent étouffés dans un camion frigorifique qui les fait passer clandestinement de Belgique en Angleterre. Un an après, les diverses enquêtes lancées aident à reconstituer ce drame et à mesurer l’ampleur des réseaux.

Le ballet des voitures a commencé vers 10 h 30, à l’abri des regards, sur un chemin goudronné sans issue, à l’écart de la zone industrielle de Bierne, dans le Nord. Il n’y a là que des champs de maïs ou de blé et un vieux corps de ferme que l’on jurerait abandonné. Quatre chauffeurs de taxis (Mohamed A., Sergio M., Anis C. et Benyamine H.) ont déposé tour à tour la vingtaine de personnes qu’ils avaient chargées trois heures plus tôt en banlieue parisienne, que ce soit à Créteil (Val-de-Marne) ou à Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis). D’autres voitures en provenance de Belgique sont arrivées ensuite avec, à leur bord, une dizaine de personnes, rien que des Vietnamiens, 39 au total, décidés à traverser la Manche clandestinement pour rejoindre l’Angleterre. Des hommes, des femmes, des adolescents, âgés de 15 à 44 ans originaires en majorité des provinces de Ha Tinh, Nghe An et Quang Binh, dans le centre-nord du pays.

« L’autre côté »

Il fait doux, ce mardi 22 octobre 2019. En attendant de monter à l’arrière du camion frigorifique qui doit les conduire sur un ferry, le MV Clémentine, au départ du port belge de Zeebruges, les 39 migrants s’abritent dans un hangar où des ballots de paille leur permettent de se dissimuler. Puis Nhung, Hung, Tho, Nam, Linh et les autres éteignent leur téléphone conformément aux consignes qu’ils ont reçues et grimpent dans la remorque frigorifique blanche fixée à l’arrière du camion. Une fois la porte refermée, le conducteur, un Nord-Irlandais de 23 ans, Eamonn Harrison, s’engage sur la route en direction du nord. Il est à peine midi, ce matin d’automne. Encore quelques heures et ils seront en Angleterre, « l’autre côté », comme disent prudemment les candidats à l’exil quand ils échangent sur Internet avec les passeurs. Le port d’arrivée sera Purfleet, dans l’estuaire de la Tamise.

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Ils ignorent alors qu’à Bierne, la ronde des véhicules dans le chemin sans issue a attiré l’attention de Laëtitia, une auxiliaire de vie venue porter son repas à une vieille dame, seule habitante du corps de ferme situé face au hangar agricole. Sitôt alertée, la famille de la vieille dame a prévenu les gendarmes, mais le temps qu’ils arrivent sur les lieux, tout le monde a déjà disparu. Ou presque. Deux Vietnamiennes traînent sur le chemin, comme perdues. Les gendarmes les interrogent sans succès. Sur avis du parquet local, ils les laissent repartir. Les deux femmes l’ignorent, mais le fait de se présenter en retard au rendez-vous leur a sauvé la vie.

Les parents de Nguyen Huy Hung, un adolescent de 15 ans, lors du rapatriement de son corps, à Nghe An, au Vietnam, le 27 novembre 2019.

Dans la nuit du 22 au 23 octobre 2019, autour de 1 heure du matin, un second camion récupère de l’autre côté de la Manche la remorque frigorifique déposée à bord du MV Clémentine. Le chauffeur, Maurice Robinson, un Nord-Irlandais de 25 ans, quitte le port de Purfleet avec sa « cargaison ». Quelques minutes plus tard, il s’arrête entre deux hangars de la zone industrielle de Waterglade, à Grays, ouvre la remorque et découvre les corps gisants, 31 hommes et huit femmes. Ils ne sont pas morts de froid – la réfrigération n’avait pas été mise en marche – mais d’étouffement, parce qu’ils étaient trop nombreux dans un espace réduit. Pourquoi les avoir ainsi entassés ? Les enquêteurs mobilisés sur cette affaire émettent l’hypothèse qu’un deuxième camion était prévu au départ du convoi, à Bierne. Ne le voyant pas arriver, les passeurs auraient décidé de faire monter les 39 personnes dans la même remorque, sous la conduite d’Eamonn Harrison.

Huit heures de traversée

Entre Zeebruges et Purfleet, la traversée dure huit heures. A l’intérieur de la remorque du camion, la température monte progressivement jusqu’à 38 degrés. Une des victimes prend un selfie, la montrant transpirant à grosses gouttes. Tous se mettent en sous-vêtements. Paniqués, certains migrants tentent de défoncer la porte avec une barre de fer, en vain. Manquant d’oxygène, Pham Thi Tra My, une femme de 26 ans, envoie un dernier message à sa famille : « Je suis désolée, maman. Mon parcours à l’étranger n’a pas été un succès. Je t’aime maman. Je meurs parce que je ne peux plus respirer. »

Les derniers SMS écrits par les victimes s’arrêtent à 19 h 30. En déchargeant le conteneur, les manutentionnaires du port sentiront « une odeur nauséabonde ».

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Du côté des passeurs, l’inquiétude monte. Ils savent qu’ils ont mis trop de monde dans le camion. Ronan Hughes, un Nord-Irlandais présenté comme l’un des leaders, envoie un message à Maurice Robinson, le chauffeur de camion. « Donne-leur de l’air rapidement mais ne les laisse pas sortir. »

Dans la zone industrielle, les images de vidéosurveillance montrent le camion qui s’arrête. Quand s’ouvre l’arrière du semi-remorque, un nuage de chaleur s’échappe. M. Robinson, sans voix, reste hagard devant la scène d’apocalypse avant d’appeler d’abord son patron. Il lui faudra un quart d’heure pour se résoudre à appeler une ambulance.

La police accourt aussi. Il est arrêté dans la foulée. L’affaire a aussitôt un retentissement international, comme si ces 39 corps sans vie révélaient au plus grand nombre la banalité d’un trafic au travers duquel, chaque jour, des hommes et des femmes risquent leur vie pour déjouer les frontières. Une équipe commune d’enquête associant le Royaume-Uni, la Belgique, la France et l’Irlande est alors mise sur pied.

Les candidats à l’exil sont acheminés sur place pour des sommes allant jusqu’à 40 000 euros par personne

Ces investigations ont débouché sur l’ouverture d’un premier procès, lundi 5 octobre, à Londres, où sont jugées quatre personnes soupçonnées d’être impliquées dans cette affaire. L’occasion de mieux comprendre comment, depuis vingt ans, une filière d’immigration illégale s’est développée entre le Vietnam et le Royaume-Uni, deux pays n’ayant pourtant que peu de liens historiques. Les candidats à l’exil sont acheminés sur place pour des sommes allant jusqu’à 40 000 euros par personne. Une fois à destination, la traite des êtres humains se prolonge généralement dans des fermes clandestines de culture du cannabis ou des bars à ongles.

La police britannique, sur les lieux où ont été découvert les 39 cadavres, à Grays (Essex), le 23 octobre 2019.

Lors des audiences préliminaires organisées fin 2019 à la cour criminelle centrale de Londres, Maurice Robinson était apparu par vidéo depuis sa prison de haute sécurité, le visage fermé, ne laissant transparaître aucune émotion. Le chauffeur a plaidé coupable d’homicide involontaire, assistance à la traite d’êtres humains, assistance à l’immigration illégale et blanchiment d’argent. Conformément à la procédure anglaise, il a ainsi renoncé à la tenue d’un procès ordinaire pour bénéficier d’une peine plus clémente, et ne figure donc pas parmi les personnes jugées en ce moment à Londres. De fait, tout indique qu’il n’a joué qu’un rôle mineur dans cette tragédie aux responsabilités multiples.

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« Large enquête dans de nombreux pays »

« L’enquête sera très large et couvrira de nombreux pays », avait averti Jonathan Polnay, le procureur. Près d’un an plus tard, alors que 1 300 personnes à travers le monde ont travaillé sur le dossier, trois autres complices ont plaidé coupable – et ne comparaissent donc pas, eux non plus, à l’audience –, parmi lesquels Ronan Hughes, 40 ans, soupçonné d’avoir organisé le mouvement de différents camions. Le rôle exact des quatre hommes jugés depuis le 5 octobre – le chauffeur présent à Bierne, Eamonn Harrison, ainsi qu’un autre conducteur de poids lourd nord-irlandais âgé de 23 ans, Christopher Kennedy, et deux complices, Valentin Calota et Gheorghe Nica – sera détaillé pendant le procès qui pourrait durer six semaines.

Ces procédures britanniques ne sont pas les seuls développements judiciaires de cette affaire. Au Vietnam, dans la province de Ha Tinh, sept personnes ont été condamnées, le 14 septembre, à des peines allant jusqu’à sept ans de prison pour avoir « organisé et négocié l’émigration illégale » d’une partie des victimes. Nguyen Quoc Thanh, l’un des principaux mis en cause, a été jugé coupable d’avoir fait partir au total 71 personnes vers l’Europe.

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De nombreuses interpellations ont également eu lieu avant l’été, en France et en Belgique. C’est dans ces pays que les victimes avaient fait une ultime étape, à l’issue d’une longue route ayant transité, pour certaines d’entre elles, par la Chine, où vit la sœur de Nguyen Quoc Thanh (l’organisateur vietnamien), désormais recherchée par les autorités de son pays. C’est d’ailleurs parce que de faux passeports chinois avaient été retrouvés dans le camion frigorifique que les autorités britanniques avaient hésité, dans un premier temps, sur la nationalité des victimes.

Des réseaux très organisés

Transport en avion, voiture ou minibus, passage des frontières à pied, souvent de nuit… Les itinéraires qu’empruntent ces réseaux sont divers. Ils suivent communément les anciennes routes d’immigration légales de travailleurs, ouvertes dans les années 1980 entre les régions du centre-nord du Vietnam et les pays du bloc soviétique. Des communautés vietnamiennes sont aujourd’hui installées dans des villes comme Berlin, Varsovie, Prague, Moscou ou encore Kiev. « Après la chute du Mur, toute cette migration est devenue clandestine », détaille Mimi Vu, experte indépendante sur l’esclavage et le trafic de Vietnamiens. Les organisations criminelles se sont développées pour acheminer les personnes, en leur fournissant des faux documents ou en détournant les facilités de visas qui existent entre le Vietnam et la Russie ou des pays d’Europe de l’Est.

Au fil de ce périple, les migrants peuvent rester parfois plusieurs mois, voire des années, dans les villes traversées, le temps pour eux de travailler et financer ainsi l’étape suivante. Récemment, de nouvelles routes, plus tortueuses encore, se sont dessinées via des pays d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud, des groupes de « touristes » vietnamiens profitant d’escales aux aéroports de Madrid ou de Paris pour pénétrer dans l’espace Schengen. Ainsi, en 2018, 50 % des personnes arrivées à l’aéroport de Paris-Roissy en se déclarant mineurs non accompagnés étaient vietnamiennes. Même si les liens sont faibles entre ces migrants et la diaspora établie en France depuis des décennies, l’Hexagone peut faire office de point de transit, et mettre en œuvre des réseaux eux aussi très organisés.

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C’est ce qu’ont découvert les vingt enquêteurs de l’Office central pour la répression de l’immigration irrégulière et de l’emploi d’étrangers sans titre (Ocriest) mobilisés sur cette affaire qu’ils qualifient eux-mêmes d’exceptionnelle. « Ce sont des filières extrêmement structurées et très réactives », souligne-t-on à l’Office. Si les têtes de réseau se trouvent au Vietnam, elles s’appuient sur des relais pour loger et convoyer les personnes, voire les faire travailler si besoin. Ainsi, les enquêteurs ont identifié un important réseau de restaurants asiatiques implantés dans le grand sud, entre Lyon et la frontière espagnole – dans lesquels auraient pu être employées illégalement des personnes faisant partie du groupe des 39 migrants retrouvés morts – sur des périodes allant de quelques mois à plusieurs années, afin de réunir la somme nécessaire à la traversée de la Manche.

Des planques en Ile-de-France

Selon des éléments de l’enquête judiciaire française auxquels Le Monde a eu accès, c’est à Créteil, au cœur d’une résidence de l’avenue du général Pierre-Billotte, à quelques enjambées du commissariat et de la mairie, que 20 des 39 victimes du camion frigorifique ont passé leurs derniers jours avant leur départ vers l’Angleterre.

En façade, l’appartement en question est celui d’un Vietnamien. En réalité, l’endroit est géré par deux hommes, « Tony » (36 ans) et « Hoang » (28 ans), eux-mêmes sans-papiers et originaires de la province de Nghe An, présentés par la police comme les organisateurs du réseau en France. Tous deux habitent sur place et y logent provisoirement les migrants, parmi d’autres planques en Ile-de-France. « Ce sont d’anciens clients qui se voient confier des responsabilités et montent dans la hiérarchie », indique un enquêteur. Véritables logisticiens, ils pourvoient aussi le transport dans le nord de la France, jusqu’au contact avec le réseau britannique, chargé d’orchestrer la traversée de la Manche. Une petite entreprise bien rodée.

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L’intérêt des deux hommes pour la pérennité de leur business est égal à l’indifférence qu’ils manifestent à l’égard des dangers encourus par ceux qu’ils acheminent. La gestion des « stocks » – le mot est d’eux – leur assure de confortables rentrées d’argent. La portion du voyage entre la France et l’Angleterre, la plus onéreuse, est facturée autour de 15 000 euros. Une moitié revient aux chauffeurs de camions, l’autre aux logeurs, taxis et autres logisticiens. Et gare à ceux qui ne s’acquitteraient pas de leur dette… Au Vietnam, certaines familles des victimes du 23 octobre ont ainsi reçu la visite de membres du réseau venus réclamer le paiement de la somme en attente de règlement.

« Rapide, sans attente, au bon tarif. Contactez-moi, prix pas cher, et sécurité garantie » Dong Doi, alias Tony, sur Facebook

Rompus à la clandestinité, Tony et Hoang communiquent sur les messageries sécurisées Viber, Messenger ou encore Zalo. Des comptes Facebook qu’ils tiennent sous des identités d’emprunts leur permettent de promouvoir les « services » proposés. « Rapide, sans attente, au bon tarif. Contactez-moi, prix pas cher, et sécurité garantie », vantait ainsi Dong Doi, alias Tony, sur sa photo de profil.

A l’écart des villes

Lorsque le réseau outre-Manche arrête une date de départ, eux fixent les points de rendez-vous pour embarquer dans des camions, à Armentières, Calais, Lille, Amiens, Grande-Synthe, Bierne… Plus rarement dans le Calvados, sur la côte normande. Parfois, le lieu de prise en charge se situe en Belgique, à proximité du port de Zeebruges, voire sur le littoral néerlandais. Mais toujours à l’écart des villes, dans une zone industrielle reculée et discrète ou sur une aire d’autoroute.

Pour rallier ces lieux, Tony et Hoang sont en contact avec de nombreux chauffeurs, le plus souvent des VTC ou des taxis exerçant illégalement et désireux d’arrondir leurs fins de mois. Selon la distance à parcourir, ces chauffeurs pourront toucher entre 500 et 800 euros par « course ». Entre octobre 2019 et mars 2020, l’un de ceux mis en examen dans l’affaire du camion charnier avait effectué 24 trajets depuis l’Ile-de-France en direction du Nord et de la Belgique.

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C’est ainsi que, le 16 octobre 2019, Nhung, une Vietnamienne tout juste majeure qui arrivait de Grenoble où elle avait une attache familiale avec une personne mise en cause dans l’enquête sur le réseau des restaurants asiatiques, a été accueillie par Hoang, à Créteil, et conduite à l’appartement de l’avenue du général Pierre-Billotte. D’autres rejoindront la planque la veille du départ, qu’ils soient en France depuis des mois – certains n’en sont pas à leur première tentative de traversée – ou qu’ils aient atterri à Roissy quelques jours plus tôt, selon les éléments fournis par l’étude de leurs téléphones. Après avoir passé la nuit à même le sol, le 22 octobre, rendez-vous est donné aux 20 Vietnamiens, à 8 heures, « près du lac » de la ville, voisin de la résidence. Des convoyeurs « taxis » les y attendent, au volant d’une Citroën Jumpy, d’une Toyota Prius et d’une Mercedes Vito.

Un contact en Angleterre a informé les passeurs en France que la traversée de la Manche aurait lieu dans la nuit du 22 au 23 octobre. Les coordonnées GPS transmises indiquent qu’il faut se rendre dans une zone industrielle à l’écart de la petite ville de Bierne, à trois heures de route de Paris. D’autres Vietnamiens y convergent depuis la région parisienne et la Belgique. Pour la jeune Nhung et ses compatriotes, c’est le moment d’entamer la dernière étape de leur odyssée.

Une dizaine d’heures plus tard, la découverte du « camion charnier », ainsi que la presse le désignera très vite, vient contrarier les affaires des trafiquants. Tony part se mettre au vert en Allemagne. Les voyages clandestins qu’il organise cessent pendant plusieurs mois. Grâce aux téléphones retrouvés sur les cadavres, les policiers de l’Ocriest remontent toutefois jusqu’à lui et ses complices, aussitôt placés sous surveillance. Dès le mois de mars, et en dépit de la crise sanitaire mondiale, le réseau recommence à s’activer, convoyant de nouveaux clients, depuis de nouvelles planques, jusqu’à une vaste opération d’interpellations menées en France et en Belgique, le 26 mai.

En permanence trois ou quatre enquêtes

Malgré les éléments réunis par les enquêteurs, tous les mis en cause minimisent voire nient leur participation directe ou indirecte au convoi mortuaire. Le 30 mai, tous sont mis en examen en France pour « traite des êtres humains en bande organisée », « aide à l’entrée ou au séjour en bande organisée », « association de malfaiteurs » et « homicide involontaire », puis placés en détention provisoire pour la majorité. Mais, pour un réseau démantelé, combien se constituent aussitôt ? L’Ocriest mène en permanence trois ou quatre enquêtes sur des cellules vietnamiennes prêtes à prospérer sur le rêve anglais.

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Les familles endeuillées, elles, sont consumées par la douleur ou les remords. Ainsi, depuis la tragédie, Tung Huy, un homme de 47 ans aussi poli que renfermé, repasse en boucle les événements qui ont mené à la mort de son fils, Nguyen Huy Hung. Il s’en veut terriblement. S’il n’avait pas effectué lui-même le périlleux voyage depuis le Vietnam, pour entrer avec sa femme en Angleterre cachés à l’arrière d’un camion, leur fils de 15 ans n’aurait pas essayé de les rejoindre un an plus tard. S’il n’avait pas voulu que ce dernier ait une éducation dans les écoles britanniques, l’adolescent ne serait pas mort asphyxié à l’arrière d’un semi-remorque, comme 38 de ses compatriotes. Nguyen Huy Hung était la plus jeune des victimes. « Je le regrette tellement », nous confie Tung Huy.

« Il faut lutter contre la raison des départs. C’est comme un travail de plombier : il faut boucher la fuite là où elle a lieu » Père Simon Thang Duc Nguyen, paroisse vietnamienne de Londres

Mais pourquoi partir du Vietnam, l’un des pays au monde ayant connu la plus forte croissance de ces dernières décennies ? Les régions de provenance des victimes restent parmi les plus pauvres du pays. Le père de Nguyen Huy Hung était pêcheur dans la province de Ha Tinh. C’est là-bas qu’en 2016, l’aciérie taïwanaise Formosa Steel a été à l’origine d’une immense catastrophe écologique, en déversant des produits toxiques directement dans la mer. Selon le bilan officiel présenté au Parlement vietnamien, 200 kilomètres de côtes ont été pollués, 115 tonnes de poissons se sont échouées, 200 hectares de coraux ont été détruits et la principale source de revenus de 200 000 personnes s’est envolée. « Le résultat a été une augmentation drastique du nombre de migrants légaux et illégaux, et du nombre de victimes de trafic », estime un rapport de 2019 des associations Ecpat UK, Anti-Slavery International et Pacific Links Foundation.

« Il était devenu impossible de pêcher dans cette région, explique le père Simon Thang Duc Nguyen, responsable de la paroisse vietnamienne de Londres, et qui a aidé les familles des victimes. Les poissons étaient toxiques et ne pouvaient pas être mangés. » Selon lui, rien ne sert de se battre contre les réseaux de passeurs, comme le font les autorités occidentales. « Il faut lutter contre la raison des départs : ce désastre écologique, mais aussi la corruption du régime vietnamien, la pauvreté, l’absence de libertés… Tant que le problème vietnamien ne sera pas résolu, il sera impossible d’arrêter le flot des départs. C’est comme un travail de plombier : il faut boucher la fuite là où elle a lieu. »

La pauvreté, facteur-clé de l’émigration

Luke Holmes, doctorant à l’université britannique Oxford Brookes, nuance ces propos. Il rédige actuellement une thèse sur l’immigration vietnamienne au Royaume-Uni. S’il confirme que la pauvreté est un facteur-clé de l’émigration, il constate aussi l’effet produit par l’affichage des richesses de ceux qui ont réussi à l’étranger. La commune de Do Tanh, dans la province de Nghe An, d’où venaient trois des 39 victimes, en est une bonne illustration. L’endroit est surnommé le « village des milliardaires », à cause des villas construites grâce à l’argent envoyé depuis l’étranger. « Pour les jeunes qui habitent sur place, ces belles maisons sont la preuve évidente du bénéfice de l’émigration », estime Luke Holmes. En 2018, le Vietnam a reçu 15,9 milliards de dollars d’argent envoyé de l’étranger, soit 6,6 % de son PIB. L’émigration légale est d’ailleurs encouragée par le gouvernement.

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Cette perception dorée du rêve occidental est renforcée par les Vietnamiens qui, une fois parvenus au Royaume-Uni, se mettent en scène sur Facebook, avec des habits de marque, dans un magasin de mode ou des liasses de billets à la main. Témoigner de son succès est d’autant plus important que les sommes considérables nécessaires au voyage sont souvent payées par les familles, qui s’endettent en mettant en gage leur maison ou leur terrain.

Sous couvert de rembourser les dettes contractées pour accomplir le voyage, nombreux sont les migrants vietnamiens qui basculent, une fois parvenus à destination, dans des situations d’exploitation dans des « fermes » de cannabis et des bars à ongles, parfois liés à la prostitution. Les premières, qui sont en fait des appartements clos où poussent des milliers de plants de cannabis éclairés au néon, se sont développées depuis le début des années 2000. « Il y a beaucoup de demandes pour aller travailler dans les fermes de cannabis, très dangereuses mais très rentables », constate Tamsin Barber, professeur de sociologie à l’université Oxford Brookes et autrice de rapports sur l’immigration vietnamienne au Royaume-Uni.

Esclavage moderne

L’autre occupation la plus courante des Vietnamiens au Royaume-Uni vient des salons de manucure, où de la main-d’œuvre est nécessaire pour peindre les ongles dans d’âcres relents de produits chimiques. « L’idée est venue des Etats-Unis, où des Vietnamiens s’étaient spécialisés dans cette technique, précise Tamsin Barber. Des groupes d’immigrés vietnamiens de la première génération sont allés sur place pour se former et ont développé leurs boutiques au Royaume-Uni. Mais il était très difficile de trouver de la main-d’œuvre. » Les clandestins sont venus la fournir.

L’Armée du salut, qui abrite des victimes de traite des êtres humains placées par le gouvernement britannique, compte, depuis 2015, les Vietnamiens comme la deuxième nationalité la plus représentée, après les Albanais. « Des hommes pour les trois quarts d’entre eux », note Kathy Betteridge, chargée de l’équipe de lutte contre l’esclavage moderne. En 2019, l’association a reçu un peu plus de 200 Vietnamiens, soit trois fois plus qu’il y a cinq ans.

Le procès ouvert à Londres pourrait permettre de lever un coin de voile sur les conditions de vie de ces immigrés. Mais Tung Huy, le père de la plus jeune victime, est à peine au courant de la procédure pénale. Il n’en attend pas grand-chose. Près d’un an après la tragédie, il prépare, avec le prêtre Simon Thang Duc Nguyen, une cérémonie d’hommage qui devrait se tenir là où a été retrouvé le camion. Demandeur d’asile, il espère surtout pouvoir être transféré dans un hôtel du sud de Londres, afin d’être moins loin du temple bouddhiste où sont déposées les cendres de son fils.

 

 


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