Source : Ouest France - Ambre Lefèvre - 07/02/2021

Pour devenir journaliste, Nesrine Slaoui a dû grimper à toute vitesse les échelons. Dans son roman Illégitimes, elle raconte son parcours de femme issue de l’immigration et d’un milieu populaire.

Elle ne s’attendait pas à courir les plateaux des radios et des télévisions, pourtant Nesrine Slaoui connaît le monde médiatique. À 26 ans, la journaliste signe son premier roman, Illégitimes ​. Un roman, ou plutôt un récit de son parcours, écrit pendant le confinement du printemps 2020, pour raconter sa trajectoire tout en ascension, depuis une cité d’Apt, petite ville du Vaucluse, jusqu’aux rédactions parisiennes.

Au moment où le confinement est annoncé, Nesrine Slaoui est en reportage dans le sud de la France. Elle décide de rejoindre ses parents plutôt que son studio parisien. Le pays est sur pause, mais ni son père, ouvrier sur les chantiers, ni sa mère, femme de ménage, ne peuvent se permettre le moindre arrêt de travail. Temporairement livrée à elle-même, la jeune femme mesure le chemin qu’elle a parcouru et en livre un récit touchant et incisif.

« Un bug dans la matrice »

 Je suis un bug dans la matrice  , revendique-t-elle. Issue de quartiers populaires et de l’immigration, elle n’avait pas le bon profil pour intégrer les grandes écoles que sont Sciences Po Grenoble et Sciences Po Paris.  J’utilise ce terme parce que sociologiquement, ce n’était pas ce qui m’était destiné , explique-t-elle. Le système social fonctionne de telle sorte que quand vous êtes enfant d’ouvrier, normalement, vous devenez ouvrier ou employé. 

À quoi tient la réussite de certains quand rien ne les favorise ? Nesrine Slaoui reconnaît avoir toujours travaillé très dur à l’école, avant d’ajouter :  Je ne crois pas en la méritocratie, le travail seul ne nous permet pas d’atteindre ces milieux-là. J’ai aussi eu des privilèges par rapport à d’autres, comme le fait d’être fille unique.  ​Si ses parents ont dû faire des sacrifices pour financer ses études, cela leur a moins pesé que dans d’autres familles.

Des privilèges qui deviennent pourtant très relatifs lorsqu’elle intègre une classe préparatoire à Avignon, puis Sciences Po Grenoble.  Arriver dans ces milieux élitistes m’a fait comprendre que j’étais issue d’un milieu populaire, je n’en avais pas conscience avant. Finalement, je n’étais pas du tout privilégiée !  ​Face aux enfants de la bourgeoisie, la jeune femme mesure le décalage entre son parcours et celui de ses camarades.  J’avais l’impression de ne pas avoir le niveau alors que ce n’était pas une question de niveau : j’avais de la culture, mais ce n’était pas la bonne culture, celle qui est valorisée par le système scolaire. 

« Violence de classe »

Depuis son intégration à ces écoles, Nesrine Slaoui est ce qu’on appelle une  transfuge de classe  , en perpétuel basculement entre un milieu bourgeois et un milieu populaire, avec tous les déchirements que cela génère.  Ma mère a quitté le Maroc pour la France afin que moi, je puisse avoir accès aux études, donc mes parents ont toujours été fiers de mon parcours  , raconte-t-elle. Mais sa réussite signifie aussi un éloignement géographique, difficile pour elle comme ses parents, tout comme un changement de perception de son milieu d’origine.

Sa mère se sent insultée quand sa fille évoque le fait d’appartenir à la classe populaire.  Pendant mes études, la table en plastique dans le jardin de mes parents s’est mise à me gêner  , se souvient-elle. Tout à coup, la conscience de classe se fait honte.  Je leur faisais subir la violence de classe que je vivais moi-même. Maintenant, j’ai honte d’avoir eu honte  , analyse-t-elle avec un sourire encore un peu crispé.

« La sociologie m’a sauvée »

Comme si le regard qu’elle avait pu porter sur ses parents était plus grave que ce qu’elle a subi elle-même. Remarques, moqueries, insultes, son entrée dans les grandes écoles se fait dans la souffrance.  J’ai subi du harcèlement scolaire ​, analyse-t-elle rétrospectivement.

Pour s’intégrer, elle gomme son accent du Sud, copie les tenues vestimentaires, tente de rattraper les lectures qui lui manquent. Rien n’y fait.  La sociologie m’a sauvée : cela m’a permis de comprendre ce qui m’arrivait à moi, femme issue de l’immigration et des milieux populaires, de me rendre compte que le problème est systémique, que ce n’est pas ma personnalité  , raconte-t-elle à toute vitesse. Une habitude de parler vite qui lui reste de sa cité et qu’elle chérit désormais.

Car Nesrine Slaoui, pigiste pour Loopsider et France 3, revendique dorénavant son illégitimité, dont elle tire le titre de son roman.  On m’a tellement dit que je n’étais pas à ma place, que ce métier n’était pas pour moi, que c’est ma fierté.  ​Un renversement du stigmate qui lui permet d’être en paix avec elle-même.  Je renonce à essayer de cocher les cases pour être membre de ce moule bourgeois qui, de toute façon, ne m’acceptera jamais.