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La secrétaire générale de La Cimade dénonce : les enfermements arbitraires, les violences et les mises à l’isolement répétées, un climat de stigmatisation grandissante, les expulsions illégales

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Source : Le monde - Julia Pascual et Ghazal Golshiri - 21/01/2022

Enquête: Si 600 Afghans ont pu être accueillis en France lors de la prise de pouvoir des talibans, en août 2021, nombreux sont ceux qui, à Kaboul, estiment avoir été abandonnés. Les évacuations se sont souvent déroulées dans un mélange indistinct de chance, d’arbitraire et d’entregent.

Elle a dû d’abord puiser dans ses économies, puis vendre ses derniers objets de valeur pour boucler des fins de mois de plus en plus difficiles. Alors qu’elle avait obtenu un poste d’enseignante de français à l’université de Kaboul à l’été 2021, Saïda (qui préfère ne pas donner sa véritable identité par crainte de représailles) a aujourd’hui le sentiment d’avoir tout perdu. « Si on ne trouve pas de moyen légal pour sortir du pays, on partira avec les passeurs, se désole cette mère de 27 ans. J’ai vu le fruit de mes années de travail partir en fumée. Je refuse que mes deux fils finissent comme moi. »

Quand les talibans ont pris le pouvoir en Afghanistan, en août 2021, Saïda avait aussitôt alerté le Quai d’Orsay sur les dangers qui pesaient sur sa vie, sur celles de son mari, porte-parole d’un ministère sous l’ancien régime, et de leurs deux petits garçons. La réponse avait été encourageante : sa famille devrait être évacuée, dans la mesure du possible. Puis plus rien. Sans avis définitif de Paris, le couple n’a pas osé se rendre à l’aéroport. « Mes enfants sont très jeunes, 2 ans et 4 ans. J’avais peur qu’on se retrouve bloqués dans la foule », explique-t-elle. Pour compliquer la situation, « tous mes documents, dont mon diplôme et mon acte de naissance, sont à l’université. J’ai bien tenté d’aller les récupérer, mais les talibans ne m’ont pas laissé entrer », poursuit-elle. La plupart de ses anciens camarades de classe en licence de français ont réussi à partir. Pas elle. Depuis, son mari ne sort presque plus : figure connue de par ses ex-fonctions officielles, il redoute d’être appréhendé par les nouveaux maîtres de Kaboul. Saïda a rappelé le Quai d’Orsay, écrit aux ambassades de France au Qatar et au Pakistan. Autant de courriers restés sans retour. Dans l’appartement familial situé à Makrouyan, un quartier populaire du sud de la capitale, règne l’incompréhension.

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A l’image de Saïda, nombreux sont les Afghans qui se sentent lésés, après avoir été exclus de l’opération « Apagan » – le double pont aérien organisé entre Kaboul, Abou Dhabi, aux Emirats arabes unis, et Paris, à l’été 2021 – malgré leurs liens avérés avec la France et leur opposition aux talibans. Ils sont en danger, se disent abandonnés. Pourquoi les uns, et pas les autres ? Sur quels critères s’est effectué le choix de ceux qui ont été évacués ?

« Un tri fait dans l’urgence »

« Le tri s’est fait dans l’urgence, admet, à Paris, un cadre du ministère de l’intérieur, sous couvert d’anonymat. La jauge a été fixée par la deadline, qui était le 31 août [2021], date du départ des Américains. » Au total, entre le 16 et le 27 août, 27 vols ont été opérés depuis Kaboul vers Abou Dhabi. « La France a fait son marché », rétorque Houssam El-Assimi, pilier des collectifs La Chapelle debout et Afghan Lives Matter (« Les vies afghanes comptent »), créé à cette période. Ce farouche défenseur du droit d’asile affirme avoir tenté de contacter la cellule de crise, mise en place le 15 août au Quai d’Orsay, afin de venir en aide à une trentaine de réfugiés afghans inquiets pour leurs proches restés au pays. En vain : « Je ne connais personne qui a réussi à faire venir sa famille, déplore-t-il. On a le sentiment que cette cellule a juste permis de dégonfler la pression, mais, pour nous, le résultat, c’est zéro. »

Mohammad Masood Silaiman Kheil est l’un de ces réfugiés qui se sont heurtés à un mur. Arrivé en France en 2015, le jeune homme de 27 ans a écrit à la cellule de crise le 23 août pour demander l’évacuation de sa sœur, dentiste, et de son frère, coiffeur. Il n’a jamais eu de réponse. Même silence de l’administration pour Mohammad Naser Akbari. Dans son e-mail, il avait pourtant joint la copie des papiers d’identité de ses proches, précisant que les talibans avaient fouillé la maison, cassé la porte, menacé sa mère, frappé son frère. « Il a un salon de beauté, activité interdite entre 1996 et 2001, et il a refusé de s’occuper d’un client taliban, précise l’e-mail. Menacés et violentés, ils ont fui leur lieu de vie. »

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A l’Elysée, le récit officiel laisse peu de place à la nuance. Une mission « historique », un engagement « hors du commun », un « formidable souffle de dévouement et d’altruisme », a salué Emmanuel Macron lors de la réception donnée, le 29 octobre 2021, en l’honneur des agents de l’Etat ayant contribué à l’évacuation de plus de 2 800 personnes, dont plus de 2 600 Afghans. « Au Quai d’Orsay, le centre de crise, avec l’aide de la Croix-Rouge, la direction Asile, la direction des Français à l’étranger [a] ainsi reçu plusieurs centaines de milliers de signalements, autant d’appels à l’aide auxquels vous avez répondu sans ménager vos efforts », a félicité le président français.

 avec les oublies afgansSaïda, avec son mari, à Kaboul, le 9 novembre 2021. Le couple n’a pu être évacué en août, alors qu’il était inscrit sur les listes établies par l’ambassade de France.

Un satisfecit qui tranche avec les témoignages de terrain concernant les plus de 270 000 e-mails et 70 000 appels adressés à la cellule de crise. Un coup de fil, passé par Houssam El-Assimi le 21 août et dont Le Monde a pu authentifier le contenu, trahit une grande confusion : « Au début, on disait [d’envoyer un e-mail], mais, actuellement, il y a tellement de mails que ça devient inutile. Il faut appeler », lui explique une responsable de la cellule. A la question de savoir si des quotas ont été fixés, son interlocutrice du ministère des affaires étrangères répond : « Je ne saurais pas vous dire, vraiment. Là on s’occupe de l’Afghanistan parce qu’il y a trop d’appels, mais en réalité, on n’a aucune information sur l’Afghanistan (…). Je sais grosso modo qu’on répartit [dans des] boîtes mails ceux qui ont un lien avec la France (…) et ceux qui n’ont aucun lien avec la France, qui sont désespérés et qui écrivent à tous les pays (…). Mais après, comment on va aller les chercher dans ces boîtes mails, comment sont établies les listes, je n’en ai pas la moindre idée. »

Remous politiques

« La France se targue d’avoir fait un très bon travail, mais certains pays européens ont réussi à évacuer beaucoup plus de gens », souligne Naeem Meer, membre d’un centre de recherche sur les migrations, qui fut basé de 2013 à 2018 en Afghanistan et qui a animé un collectif de soutien à l’évacuation d’Afghans. L’Italie s’enorgueillit d’être l’Etat de l’Union européenne à avoir évacué le plus grand nombre – près de 5 000 – de ressortissants afghans. L’Allemagne a exfiltré plus de 5 000 personnes, toutes nationalités confondues. Dans d’autres pays, la gestion de la crise afghane a suscité des remous politiques. Au Royaume-Uni, le Foreign Office a essuyé de vives critiques pour n’avoir pas ouvert 5 000 courriels de demande d’aide. Lors de ce qui fut qualifié de « Kaboulgate », en septembre 2021, Sigrid Kaag et Ank Bijleveld, respectivement ministres des affaires étrangères et de la défense des Pays-Bas, ont dû démissionner après des évacuations jugées chaotiques et pour ne pas avoir su anticiper le retour au pouvoir des talibans. En France, rien de tel. Pourtant, des milliers d’Afghans ont été laissés de côté.

En théorie, toute personne qui obtient l’asile en France a le droit de faire venir son conjoint ou ses enfants mineurs

A commencer par des familles de réfugiés. En théorie, toute personne qui obtient l’asile en France a le droit de faire venir son conjoint ou ses enfants mineurs, même si, dans les faits, ces procédures s’étalent souvent sur plusieurs années. Au moment où les talibans s’emparent de Kaboul, quelque 3 500 demandes de visas sont en attente dans le cadre de réunifications familiales. « On pensait que [ces familles] seraient évacuées, se souvient Fleur Pollono, l’une des avocates mobilisées auprès des réfugiés. Au bout d’une semaine, on n’avait aucun retour de la cellule de crise. On a compris qu’il n’y avait rien de cohérent, que tout le monde envoyait des listes au ministère des affaires étrangères. Alors on a commencé à faire des recours devant le tribunal administratif pour faire évacuer nos clients. » Le 25 août 2021, le Conseil d’Etat a jugé que « le contrôle des opérations d’évacuation n’entre pas dans les attributions de la justice administrative ».

Vus de Kaboul, ces manquements administratifs tournent parfois au cauchemar. Depuis que, Farhad, seul garçon de la famille, vit en France, les Ahmadi (le nom a été modifié pour des raisons de sécurité) ne comptent plus que des femmes : la mère et ses trois filles. Désormais, celles-ci n’osent plus vivre chez elles, « seules en tant que femmes », confie Guita, l’aînée, rencontrée dans le modeste quartier de Joy-e-Rayis, à la mi-novembre 2021. Toutes logent chez des oncles et des tantes, là où des hommes sont présents pour les protéger. A Paris, Farhad avait contacté le Quai d’Orsay dès la chute de Kaboul. Quelques jours plus tard, le 26 août, un e-mail de la cellule de crise enjoint aux quatre femmes de se rendre aussitôt dans un bâtiment connu de la capitale. Elles partent, n’emportant que leurs diplômes et des médicaments pour la mère, diabétique, et montent dans un bus qui les attend au lieu de rendez-vous : elles sont bien inscrites sur la liste d’évacuation.

Des messages lus mais restés sans réponse

Alors que le véhicule est bloqué par la foule des civils qui se pressent aux abords de l’aéroport, retentit une gigantesque explosion. Il est 15 h 30, un attentat-suicide vient d’endeuiller le pays : au moins 182 morts et plus de 200 blessés. « Mettez-vous à l’abri ! », alerte un nouveau message du Quai d’Orsay. Demi-tour, puis autre tentative de fuite, dès le lendemain. Malgré le drame, la foule est toujours aussi compacte. Les femmes dorment sur place, deux nuits de suite, sans réussir à embarquer. Le 28 août, l’opération « Apagan » a pris fin et elles sont toujours à Kaboul. Malgré de nombreuses relances, Paris ne les a jamais recontactées. Leurs messages, envoyés au numéro WhatsApp qu’elles utilisaient en août, sont indiqués comme « lus », mais demeurent sans réponse.

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Avant ces événements, la benjamine des trois sœurs était institutrice, la cadette diplômée de droit et d’agriculture. Guita, elle, travaillait pour le procureur de Kaboul. Elle y menait des enquêtes sur des affaires de violences faites aux femmes. Depuis le 15 août, elle n’a même pas cherché à retourner à son bureau, les femmes travaillant pour la justice ayant été renvoyées. La jeune enseignante a elle aussi perdu son emploi, puisque les filles âgées de plus de 12 ans n’ont plus le droit d’aller à l’école. « Jusqu’à quand allons-nous nous terrer chez les membres de notre famille ?, s’impatiente-t-elle. Notre mère est malade, elle se déplace en fauteuil roulant. Le stress, c’est du poison pour elle. »

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« Il est normal d’établir des priorités dans des moments d’urgence, considère un haut fonctionnaire spécialiste de l’asile, à Paris. Ce qui n’est pas normal, c’est de ne pas avoir géré les réunifications familiales. Le gouvernement est tellement dans une logique dissuasive qu’il n’a rien préparé. » Le sort des anciens personnels civils de recrutement local (PCRL) suscite la même incompréhension. Magali Guadalupe Miranda coordonne un collectif d’avocats qui défendent ces Afghans employés par l’armée française et ses prestataires jusqu’en 2014. L’avocate est convaincue qu’il n’y avait « aucune volonté politique de les faire sortir ». Au total, sur plus de 200 PCRL de l’armée, répertoriés par elle et ses confrères, entre 20 et 30 seulement ont bénéficié du pont aérien.

La pression, notamment médiatique, a peut-être eu un effet bénéfique en forçant Paris à reconsidérer la question. « On est passé d’une hypocrisie qui consistait à dire que [les ex-PCRL] n’étaient pas ciblés par les talibans à un devoir de les rapatrier », observe Antoine Ory, avocat d’anciens interprètes et auxiliaires de l’armée française. L’ambassade a reçu « une liste de dix PCRL », rapporte un haut fonctionnaire qui était alors en poste à Kaboul : « Je sais qu’ils sont importants pour la ministre des armées ; c’est donc une priorité. Je négocie 60 places [qui incluent leurs familles] avec l’ambassadeur et informe leurs avocats. Finalement, on tente 120. Ils étaient 135 à l’arrivée. »

 avec les oublies afgans 2A Kaboul, le 9 novembre 2021, la famille de Saïda, qui n’a pu être évacuée lors de l’opération « Apagan », mise en place par la France en août. Sur le téléphone, des messages des autorités françaises qui confirmaient que la famille était pourtant inscrite sur une liste de personnes à évacuer.

Un document de l’ambassade française daté du 3 juin 2021 résume assez bien la position initiale de Paris à l’égard des PCRL : « Il est vraisemblable que dans les mois à venir de nombreux Afghans – notamment des élites urbaines – solliciteront une aide pour quitter le pays, est-il écrit. Il sera nécessaire de conserver la plus grande vigilance dans l’étude des dossiers incluant [un lien avec l’ancien contingent français]. » Des mots qui témoignent en outre que la France était consciente de l’imminence du changement de régime à Kaboul. Un point souligné par M. Macron lors de la réception du 29 octobre : « Avant même l’opération Apagan” (…), la France s’est mobilisée pour mettre à l’abri les employés afghans des structures françaises qui risquaient le pire si le pays retombait aux mains des talibans. (…) En l’espace de trois mois, de mai à juillet dernier, plus de 600 personnes, essentiellement des femmes et des enfants, ont pu quitter l’Afghanistan. »

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« Ça faisait un an qu’on se préparait », confirme, sous couvert d’anonymat, une source au sein de l’ambassade française à Kaboul. Quid des ex-PCRL de l’armée ? : « On a posé la question à très haut niveau ; on nous a dit qu’ils n’étaient pas la cible. » Fin juillet 2021, la France pense donc avoir réglé l’essentiel des rapatriements : « On est confiant, on se dit qu’on a fait le job, poursuit la source à l’ambassade. On prévoit quand même un plan “Apagan”, pour le cas où l’aéroport civil tombe. » « Apagan » est alors pensée « uniquement comme une opération d’extraction de nos ressortissants » : « On parle d’au maximum 200 Français, qu’on a localisés. On estime que ça va prendre deux ou trois jours et que tout le monde [pourra rentrer] avec un ou deux vols. »

Chaos autour de l’aéroport

Lors de ces mois qui précèdent la chute de Kaboul, « Paris ne croyait pas que tout allait [s’effondrer] ou qu’il pouvait y avoir un problème à l’aéroport civil, ajoute cette même source. On reprochait à l’ambassade une vision alarmiste. » Un travail de recensement de « personnes d’intérêt », au sein du gouvernement afghan ou proches de l’ambassade et susceptibles de quitter le pays est réalisé, de façon informelle : « On pense plutôt à des facilitations de visas, à des vols commerciaux. »

En France, le milieu culturel, notamment, est déjà mobilisé pour appuyer des demandes de visas. Après avoir travaillé ensemble sur l’exposition, au MuCEM à Marseille, « Kharmohra, l’Afghanistan au risque de l’art », en 2019, la commissaire Guilda Chahverdi, ancienne directrice de l’Institut français à Kaboul, et la conseillère scientifique Agnès Devictor, maître de conférences à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, chercheuse au centre Histoire culturelle et sociale de l’art, ont été alertées « dès le mois de mai, par les artistes de l’exposition, sur les dangers qui augmentaient ». Les deux femmes dressent une liste, transmise à l’ambassadeur, David Martinon. Le MuCEM et d’autres institutions culturelles du sud de la France apportent leur soutien en proposant des résidences ou des garanties d’hébergement. Jack Lang, président de l’Institut du monde arabe, joue alors un rôle d’« appui et de relais » en écrivant, le 19 juillet, une lettre à Emmanuel Macron, doublée d’un courrier adressé au ministre des affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian. « Le président de la République m’a dit, par SMS, qu’il s’en occupait », rapporte M. Lang.

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Mais, en Afghanistan, les événements s’accélèrent. Le 15 août, le pays tombe, sans résistance, aux mains des talibans. Le gouvernement s’écroule et le président Ashraf Ghani quitte le territoire. Dès le lendemain, plus aucun avion commercial n’est autorisé à entrer dans l’espace aérien afghan. S’ouvre alors une période marquée par le chaos qui règne autour de l’aéroport de Kaboul, où s’est retranchée l’ambassade de France, et dont les accès sont contrôlés par une série de check-points talibans, puis américains et britanniques.

« Le président français avait promis que les artistes afghans en danger seraient évacués. Il n’a pas tenu son engagement », accuse le cinéaste Homayoun Paeez

Parmi les milliers de civils qui affluent, la famille du cinéaste Homayoun Paeez, célèbre pour ses prises de position contre les talibans, qu’il n’a cessé de qualifier de « terroristes », figure alors en haut de la « liste » établie par réalisateur et romancier franco-afghan Atiq Rahimi, prix Goncourt 2008 pour son roman Syngué sabour (POL). L’un des fils Paeez, Jawanmard, 23 ans, a multiplié discours et manifestations durant les mois précédant la chute de Kaboul. Un autre, Shahriyar, 28 ans, a été traducteur auprès de l’armée américaine entre 2011 et 2013. Après une licence d’administration publique et un master en arts obtenus en Inde, il a ensuite travaillé dans une organisation gouvernementale. La famille a filé après avoir reçu le feu vert de l’écrivain, mais doit s’arrêter à deux kilomètres de l’aéroport. « Il y avait des milliers de gens. Chacun se battait pour avancer », se rappelle Shahriyar.

Les Paeez passent la nuit sur place, debout, sans arriver à entrer, pendant que « les talibans tiraient en l’air pour disperser la foule ». Le 25 août, ils parviennent finalement à l’une des portes d’entrée. Aux soldats français qui apparaissent « toutes les douze heures », ils exhibent leurs pancartes « France Embassy » et « Atiq Rahimi ». « Ils nous ignoraient, lâche le jeune homme. Je leur ai dit en anglais : “On est des cinéastes, en lien avec Atiq Rahimi.” Un militaire a répondu, en se moquant : “You are going to France ? Why do you speak English ?” [“Tu vas en France ? Pourquoi tu parles anglais ?”] » « On avait tous la gorge nouée de rage et de frustration d’être humiliés comme ça », confie Homayoun Paeez.

 avec les oublies afgans 3A Kaboul, le 9 novembre 2021, la famille de Saïda, qui n’a pas pu être évacuée lors de l’opération « Apagan », mise en place par la France en août 2021.

Ils retournent chez eux, remontent deux jours plus tard dans un bus, qui fait demi-tour à cause de menaces d’attentat. Pendant ce temps, les talibans sont passés à leur domicile à deux reprises. La famille, qui n’a pas pu être évacuée, est depuis sans nouvelles de Paris. Pour faire vivre les siens, le cinéaste dépend désormais de l’aide que lui envoie l’une de ses filles, installée à Londres. Par sécurité, tous changent régulièrement de lieu pour dormir. Les livres ont été cachés. Ils ont reçu un appel les accusant d’être liés à l’organisation Etat islamique (EI), devenue l’ennemi juré des talibans : une façon de préparer le terrain en vue de punir la famille en prétextant des connexions imaginaires avec l’EI. « Le président français avait promis que les artistes afghans en danger seraient évacués. Il n’a pas tenu son engagement. C’est comme si la vie des gens n’avait pas de valeur pour la France », accuse aujourd’hui Homayoun Paeez avec amertume.

« Autant de succès que de désespoir »

« Les deux trois premiers jours, on nous avait dit de n’évacuer que les Français, mais on a évacué tous azimuts, assure la source diplomatique de l’ambassade. On a fait selon les opportunités. On a compris qu’on était face à une crise humanitaire et que si les gens risquaient leur vie, c’est qu’ils étaient en détresse. Il y a eu un emballement. Tout le réseau afghan a généré des listes en provenance de Paris, certaines patronnées par le président de la République ou des parlementaires. » « Des listes sont parvenues par Atiq Rahimi, Jack Lang, Martine Aubry, [la responsable théâtrale] Hortense Archambault…, corrobore Didier Leschi, directeur de l’Office français de l’immigration et de l’intégration. [Y sont inscrits] des membres de l’élite sociale : journalistes, artistes, médecins… Mais aussi des cadres de l’ancien régime, des procureurs, des juges, des directeurs de ministères… En gros tous les gens qui vivaient en symbiose avec les Occidentaux. » Et c’est ainsi, dans un mélange indistinct de chance, de recommandations et de choix politiques, que s’est déroulée une grande part de ces évacuations.

Durant cette séquence de crise, « l’aéroport HKIA [Hamid Karzaï International Airport] est dans une zone de très fortes tensions, les accès sont totalement bloqués par les militaires américains et britanniques et chaque passage d’un ou plusieurs individus est extrêmement difficile avant la récupération par les policiers et militaires français, décrit le ministère de l’intérieur dans une note produite au Conseil d’Etat, le 25 août. Aucune garantie n’est possible. » A l’ambassade, la source déjà citée reconnaît aujourd’hui : « On n’a jamais réussi à prendre la main sur le chaos. Les extractions manu militari, aux portes de l’aéroport, ont généré autant de succès que de désespoir. »

Emmanuel Macron a loué le « génie de l’improvisation » déployé tout au long de l’opération « Apagan ». La course au réseautage a été tout aussi déterminante

Dans son discours d’hommage, Emmanuel Macron a loué le « génie de l’improvisation » déployé tout au long de l’opération « Apagan ». La course au réseautage a été tout aussi déterminante. Sociologue engagée auprès des demandeurs d’asile, Lynda Sifer-Rivière a envoyé des e-mails à des dizaines de membres de cabinets ministériels, de diplomates, d’élus de tous bords et de journalistes, pour plaider la cause de familles hazara – une minorité chiite persécutée par les sunnites extrémistes – parmi lesquelles se trouvaient des femmes chanteuses ou médecins, des universitaires, des journalistes, des conjoints de réfugiés en France… Elle finit par obtenir le soutien du député européen de Place publique Raphaël Glucksmann, qui, par l’entremise d’un ministre, obtient la validation de sa liste auprès du Quai d’Orsay. Résultat, une trentaine d’Hazara obtiennent un laissez-passer.

Alice Barbe, cofondatrice de Singa, une ONG qui œuvre à l’intégration des réfugiés a, elle aussi, été sollicitée par des Afghans en danger. Un « QG » est établi, chez elle, avec « une bande de copains », parmi lesquels Reza Jafari, président de l’association Enfants d’Afghanistan et membre d’Europe Ecologie-Les Verts, ou encore Léa Balage El Mariky, élue du même parti et adjointe au maire du 18e arrondissement de Paris. Ils font remonter des cas transmis par des édiles et des élus de Poitiers, Lyon, Grenoble, Bègles ou Bordeaux. En contact permanent avec des Afghans à Kaboul, dont le nombre ne cesse de croître, ils tentent de les suivre à la trace, en temps réel, via WhatsApp. Pour que leurs noms atterrissent « sur le bureau de l’ambassadeur », raconte Mme Barbe, chacun scrute son carnet d’adresses à la recherche « du » contact.

avec les oublies afgans 4

Mme Ahmadi (le nom a été modifié par peur de représailles), le 9 novembre à Kaboul. Avec ses trois filles, elle devait rejoindre son fils, Farhad, réfugié en France. Souffrant de diabète, handicapée, elle est hébergée par sa famille dans la capitale afghane.

Un SMS, envoyé à M. Macron par Benoît Hamon, va débloquer la situation. « Je ne fais jamais ça. Je n’avais pas pris contact avec lui depuis son élection, assure M. Hamon, ex-candidat socialiste à l’élection présidentielle de 2017 et qui, à l’été 2021, s’apprête à devenir directeur général de Singa. [Le président] m’a répondu qu’il faisait le maximum pour sortir du monde. (…) Il m’a ensuite mis en relation avec Alice Rufo [conseillère diplomatique à l’Elysée]. Elle nous a mis en contact avec [l’ambassadeur] David Martinon. Il ne nous a jamais plantés. » Benoît Hamon estime qu’au total plus d’une centaine d’Afghans ont pu être évacués par le biais du « canal Singa ».

« Décider qui va vivre, qui va mourir »

« Comme toute évacuation d’urgence, ça a fonctionné pour très peu de gens, mais ça a fonctionné. On trouvera toujours cela insuffisant, cruel, injuste, c’est ainsi », résume Ayyam Sureau, fondatrice de l’Association Pierre Claver, qui accompagne les demandeurs d’asile. Elle aussi a « signalé » des gens auprès du Quai d’Orsay et de l’Elysée. De cette expérience, elle retient « la clarté de la volonté du président de la République d’évacuer des personnes qui relevaient de l’asile politique ». D’autres sont plus amers. « Tout était bancal, juge Alice Barbe, la cofondatrice de Singa. Ce n’est pas à nous de décider qui va vivre ou mourir. Or, dès le premier jour, j’ai eu l’impression qu’on me demandait de faire des choix. Le mot liste, je ne peux plus l’encadrer ! » « Il n’y avait aucune ligne directrice, regrette à son tour Naeem Meer. Notre collectif a réussi à faire sortir des dizaines de personnes et j’en connais d’autres qui en ont fait partir des centaines à force d’acharnement. Avoir des contacts au gouvernement et à l’intérieur de l’aéroport, c’était la clé pour ouvrir des portes. Mais la plupart des Afghans en danger sont restés sur place ».

« Certains sont passés, d’autres non, alors qu’ils étaient rigoureusement dans la même situation. On était à un stade où le droit n’avait plus aucune importance. » Antoine Ory, avocat

Farad (le prénom a été modifié à sa demande) est l’un d’entre eux. Interprète pour l’armée française entre 2011 et 2013, son nom et ses coordonnées avaient pourtant été transmis à la cellule de crise « dès le lancement de l’opération Apagan », selon une note du ministère des armées, datée du 31 août 2021 et produite devant la justice administrative. « Je suis menacé par les talibans parce que j’ai travaillé avec les Français », confie Farad, lors d’un entretien téléphonique avec Le Monde. L’avocat d’ex-PCRL, Antoine Ory, dénonce le côté « artisanal » de l’opération française : « Il y a eu un tri entre ceux qu’on mettait dans les bus et ceux qu’on envoyait avec leur famille tenter leur chance à l’aéroport. Certains sont passés, d’autres non, alors qu’ils étaient rigoureusement dans la même situation. On était à un stade où le droit n’avait plus aucune importance. C’était de la chance. »

Alors que la tension est à son comble, cette chance est parfois sujette aux accès d’humeurs. La Franco-Iranienne Fahimeh Robiolle, chargée de cours à l’Essec et aux universités de Kaboul et de Téhéran, et vice-présidente du Club France-Afghanistan, n’a pas oublié les propos tenus par un diplomate avec lequel elle était en contact pour faire évacuer, le 21 août, deux athlètes paralympiques. Alors qu’elle lui demande de faciliter l’entrée dans l’aéroport d’une ancienne députée et de sa famille, munies d’un laissez-passer à en-tête de l’ambassade, il lui répond sur WhatsApp : « Vous charriez. Je ne mets pas vos sept copains. » Elle a beau arguer qu’ils sont sur une liste validée par le Quai d’Orsay, il persiste : « La France n’encourage pas la désertion des élus. Arrêtez de me donner des instructions. Je vous bloque, vous êtes toxique. »

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Le 9 novembre 2021 à Kaboul, le fauteuil roulant de Mme Ahmadi (le nom a été modifié par peur de représailles), qui na pu être évacuée par la France en août. Handicapée, elle a été recueillie par sa famille dans la capitale afghane.

Quelques jours plus tard, dans un message, ce même diplomate qualifie de « crétin » un Afghan (qui souhaite rester anonyme), lui aussi détenteur d’un laissez-passer de l’ambassade. Aux soutiens de cet homme en France, le diplomate proteste que la famille est trop nombreuse, que c’est « honteux ». Un « scandale ». La famille en question – constituée d’une vingtaine de membres – a été la cible de plusieurs attaques au cours de l’année 2021, en raison de ses engagements en faveur des droits des femmes et contre les talibans. Elle a quitté sa région d’origine sous la menace et passé neuf jours aux portes de l’aéroport, avec des enfants et un nourrisson, au milieu des gaz lacrymogènes, des tirs de sommation, sous les coups de câbles électriques assénés par les talibans… Tous ne partiront pas, prévient le diplomate. Leur nombre doit être revu à la baisse. La famille s’y résigne. Au final, huit ont été évacués. « C’est le règne de l’arbitraire, de la chance, de la malchance, de l’entregent », résume un de leurs soutiens en France.

« Recouverts du sang des morts »

L’attentat-suicide du 26 août précipite la fin du pont aérien. Depuis, des vols d’évacuation ou des vols commerciaux, ont permis de rapatrier en France 647 Afghans, au compte-gouttes. Aujourd’hui, « les opérations se poursuivent », indique le ministère de l’intérieur. A Kaboul, certains se demandent encore s’ils pourront en bénéficier. « On est dans une impasse », pense la sociologue Lynda Sifer-Rivière, à la recherche d’une solution pour un groupe d’Hazara, qui avaient obtenu un laissez-passer mais dont l’exfiltration a été avortée à la suite de l’attaque meurtrière du 26 août. « Ils étaient 34 dans la foule, à quelques mètres de l’explosion », précise-t-elle.

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Aucun n’a été recontacté depuis par Paris. Parmi eux, se trouve un homme de 30 ans, son épouse et leur bébé de un an. En 2019 et 2020, grâce à une bourse du gouvernement français, lui avait suivi un master en ingénierie électronique à l’université de Tours. Le 27 avril 2021, le directeur de l’Institut français de Kaboul lui avait écrit, ainsi qu’aux autres boursiers du gouvernement français, que « l’ambassade de France souhaite vous protéger en cas de problème de sécurité en vous aidant à sortir du pays ». Rien de tel ne s’est produit, pourtant. Le jour de l’attentat, « ma famille était recouverte du sang des morts et des blessés », relate-t-il dans une lettre adressée peu après à Lynda Sifer-Rivière, mais il voulait croire que « la France ne nous a pas oubliés ». En décembre suivant, en raison des attaques frappant le quartier hazara de Dachte Barchi, à Kaboul, et des fouilles quotidiennes imposées par les talibans, il a été contraint de fuir en Iran.

 


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