Source : Le monde - Julia Pascual - 08/04/2022
Les chercheurs Sophie Bilong et Frédéric Salin expliquent, dans un entretien au « Monde », qu’en France les emplois des exilés sont plutôt précaires, instables et mal rémunérés.
Sophie Bilong, chercheuse associée à l’Institut français des relations internationales (IFRI), et Frédéric Salin, doctorant à l’IRIS-EHESS, ont publié, en février, une étude sur « l’emploi des personnes réfugiées : des trajectoires professionnelles aux politiques de recrutement des entreprises ». Ils mettent notamment en évidence un phénomène de déclassement professionnel.
Vous avez réalisé des travaux sur l’intégration professionnelle des réfugiés. Aujourd’hui, quels en sont les principaux freins ?
Sophie Bilong : Les freins à l’accès à des emplois de qualité renvoient à la maîtrise de la langue française, à la question de la reconnaissance des diplômes et des compétences et au fait que de nombreux emplois, comme ceux de la fonction publique ou les professions réglementées, imposent un diplôme français ou la nationalité française. S’agissant de la maîtrise de la langue, le nombre d’heures de cours de français dispensés par l’OFII [Office français de l’immigration et de l’intégration] a augmenté, mais cela n’est proposé qu’une fois que les personnes sont reconnues comme réfugiées. Il serait plus pertinent que les gens commencent les cours de français dès la demande d’asile. Il y a aussi un problème de pédagogie : les groupes de langue sont très hétérogènes et mettent les gens dans une situation d’apprentissage passive alors que des associations proposent des cours de français en immersion sur les lieux de travail.
Frédéric Salin : Les cours de français ne sont pas pensés comme un service public. La mise en concurrence des organismes de formation abaisse leur qualité et le but n’est pas la prise en compte des besoins de formation. Par exemple, le niveau nécessaire à la reprise d’études est le B2 [niveau avancé] alors que les politiques linguistiques de l’OFII visent majoritairement le niveau A1 [niveau de découverte].
Vous mettez en évidence un phénomène de déclassement professionnel des réfugiés…
F. S. : En s’appuyant sur l’enquête Elipa2, nous observons une forte ouvriérisation des personnes en exil et ce, quelle que soit leur catégorie socioprofessionnelle dans leur pays d’origine. On voit qu’il y a une concentration dans les secteurs de la construction, du bâtiment ou de l’hôtellerie-restauration, des niveaux de rémunération faibles et des conditions de travail précaires avec beaucoup de CDD.
S. B. : Nous avons identifié trois facteurs qui peuvent expliquer ce déclassement. Premièrement, pour obtenir un emploi qui correspond à celui qu’on occupait dans son pays, il faut du temps, or, les demandeurs d’asile subissent une inactivité longue avant de se trouver dans l’urgence de chercher un emploi, une fois reconnu le statut de réfugiés. Cela explique le choix très rapide d’un emploi qui ne correspond pas à leurs qualifications. Le deuxième point est que, pour trouver un emploi qui correspond à ses qualifications, il faut de l’information, maîtriser la langue et avoir des ressources financières. Enfin, le système de reconnaissance des diplômes est balbutiant et méconnu des employeurs.
F. S. : On peut ajouter que les politiques publiques visent à canaliser les demandeurs d’asile vers des emplois subalternes. Je pense, par exemple, au programme Hope, étudié par le doctorant Behrouz Keyhani, qui a pour objectif de désengorger le dispositif national d’accueil des demandeurs d’asile et aussi de répondre aux besoins des entreprises et non pas au projet professionnel des personnes exilées. De même que les personnes ne sont pas incitées à reprendre des études. Avec le plan du gouvernement Bienvenue en France, les frais d’inscription dans l’enseignement supérieur ont augmenté pour les demandeurs d’asile et le coût d’une licence est de 2 770 euros.
L’immigration a occupé une place importante dans la campagne présidentielle. Des candidats font le constat d’un échec de l’intégration. Qu’en dites-vous ?
S. B. : Jusqu’en 1974, on considérait que les immigrés avaient vocation à rentrer chez eux et on ne parlait pas d’intégration. C’est dans les années 1980 que cette notion est mise au centre du débat politique avec l’émergence du Front national. Ce terme est né des thèses nationalistes. Il a une connotation identitaire.
F. S. : Dire que l’intégration est un échec suppose de vouloir utiliser le terme d’« intégration ». Or, comme l’analyse le sociologue Abdelmalek Sayad, c’est une notion chargée politiquement, qui se présente toujours sous la forme d’une injonction à s’intégrer. C’est aussi une suspicion. Les personnes sont toujours suspectes de ne pas être assez intégrées. Plutôt qu’à l’intégration, il faut s’intéresser à l’égalité des conditions de vie et de travail. Nos travaux montrent que les emplois des exilés sont plutôt précaires, instables et mal rémunérés. Il s’agit donc d’un échec du projet égalitaire.