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Source : le monde - Anne Chemin - 03/02/2023

Depuis les années 1870 et la première arrivée massive de travailleurs étrangers – des Européens –, la figure de l’immigré reste un repoussoir, notamment dans les périodes de crise où « les identités collectives vacillent ».

On l’appelait « le barbare », « le métèque », « le Rital » ou « le bicot » ; on l’appelle aujourd’hui le sans-papiers, le « fraudeur » de l’asile ou la « racaille » de banlieue. Depuis que la France a ouvert ses portes à l’immigration, à la fin du XIXe siècle, l’« autre », qu’il s’agisse d’un nouveau venu ou d’un descendant de migrants, revêt nombre de visages – mais tous, ou presque, sont négatifs. Les Italiens de 1880, les Polonais de 1930, les Algériens de 1960 ou les Maliens de 2020 sont souvent accusés de constituer une menace pour la cohésion sociale, une concurrence sur le marché du travail, voire un péril pour la patrie.

Depuis les premières grandes vagues d’immigration de la IIIe République, les travailleurs nés au-delà des frontières de l’Hexagone sont, en effet, considérés comme des « trouble-fêtes identitaires et culturels », selon l’expression des chercheuses Hélène Bertheleu et Catherine Wihtol de Wenden. Dans les discours politiques, les ouvrages savants, les articles de presse ou les romans populaires, ces « déracinés », écrit l’historien Gérard Noiriel dans Le Creuset français (Le Seuil, 1988), sont souvent victimes des regards inquiets, moqueurs, condescendants, voire hostiles de ceux qui, du fait de leur naissance, ont « les normes pour eux ».

Leurs histoires et leurs nationalités ne comptent guère : les préjugés sur les mineurs belges de la fin du XIXe siècle ressemblent comme deux gouttes d’eau à ceux qui visaient les ouvriers algériens des « trente glorieuses » ou les jeunes de banlieue d’aujourd’hui. « Depuis 1870, on observe une grande permanence des stéréotypes, constate Catherine Wihtol de Wenden, directrice de recherche émérite au CNRS et enseignante au Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po. On faisait aux Italiens des années 1880 et aux Polonais des années 1930 les mêmes reproches que ceux que l’on adresse aujourd’hui aux Arabes : ils vivent entre eux, ils sont violents, ils ont une pratique religieuse obscurantiste qui menace la laïcité à la française. »

Imaginaire de la distinction

Comment se fabrique cette figure de l’autre ? Pourquoi la France a-t-elle, depuis la fin du XIXe siècle, construit des frontières qui la séparent, non du visiteur de passage à qui elle offre l’hospitalité, mais de l’étranger qui « prétend s’installer et devenir de la sorte un proche », comme l’écrit l’historien Laurent Dornel. Comment s’est constitué cet imaginaire fondé sur la distinction, voire la hiérarchie, entre « eux » et « nous » ? Nées dans le sillage des premières vagues d’immigration, au début de la IIIe République, ces représentations sociales ont été façonnées, au fil des décennies, par les soubresauts de l’histoire – et par les crises.

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Dans Le Creuset français, Gérard Noiriel montre ainsi que le rejet de l’étranger atteint son acmé lors des ralentissements économiques qui engendrent d’« intenses » bouleversements sociaux – les années 1880, les années 1930, les années 1980. « Parce que la récession crée une concurrence accrue sur le marché du travail, elle engendre une forte hostilité envers les étrangers, souligne Laurent Dornel, maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Pau et des Pays de l’Adour. Mais ce phénomène n’explique pas tout : une puissante xénophobie anime souvent des milieux qui ne sont pas directement menacés par le chômage. »

Plus que la récession, c’est le sentiment de l’affaiblissement de l’unité nationale qui nourrit la défiance envers les travailleurs venus d’ailleurs. Quand les institutions paraissent fragiles, quand la cohésion sociale semble se fissurer, ces immigrés auxquels personne ne prêtait attention quelques années auparavant se retrouvent en position d’accusés. « Les crises identitaires nourrissent des stéréotypes très négatifs », constate Catherine Wihtol de Wenden. Les étrangers servent alors d’« exutoire au profond sentiment d’incertitude sur l’avenir », écrit l’historien Yves Lequin, dans La Mosaïque France (Larousse, 1988).

La « fonction miroir »

Dans ces moments de doute, la figure repoussoir du « eux » permet, par contraste, de consolider les contours du « nous », analyse Catherine Wihtol de Wenden. « Lorsque les identités collectives vacillent, le “nous” se replie dans la fabrication artificielle de racines dont il exclut les étrangers », explique l’autrice de Figures de l’autre. Perceptions du migrant en France – 1870-2022 (CNRS Editions, 2022). C’est la « fonction miroir » de l’immigration, ajoute Patrick Simon, chercheur à l’Institut national d’études démographiques : « Les étrangers deviennent les boucs émissaires des crises franco-françaises – et ce, depuis la fin du XIXe siècle. »

depuis le XIX siecle

La figure de l’immigré, ce travailleur né à l’étranger, émerge, en effet, au tout début de la IIIRépublique. « Au XVIIIe et dans la première moitié du XIXe siècle, l’Hexagone accueille bien sûr des étrangers – le recensement de 1851 en mentionne 380 000 –, mais ils sont essentiellement issus des élites européennes, observe Laurent Dornel, auteur de La France hostile. Socio-histoire de la xénophobie (1870-1914) (Hachette Littératures, 2004). Ce ne sont pas des travailleurs de l’industrie, mais des officiers polonais, des artisans anglais ou des investisseurs suisses. »

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A partir des années 1880, l’arrivée massive de travailleurs étrangers – la France est la troisième destination des émigrants européens après les Etats-Unis et l’Argentine – change radicalement la donne. La langue en porte la trace : le mot « immigré » apparaît pour la première fois en 1876, dans le supplément du Littré. Dans un monde où les hommes franchissent les frontières « avec autant d’insouciance que le méridien de Greenwich », écrit Stefan Zweig dans Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen (1942), de nombreux travailleurs issus des pays voisins tentent leur chance dans l’Hexagone : en 1881, la France compte près de 500 000 Belges, plus de 200 000 Italiens et des dizaines de milliers d’Allemands, de Suisses ou d’Espagnols.

Chasse à l’homme

Parce que la dénatalité a transformé le pays en un « sucre qui fond », selon le mot d’un parlementaire, ce million d’étrangers constitue, au tournant du siècle, une force de travail bienvenue pour l’industrialisation du pays. Ils doivent cependant affronter une très forte hostilité. « Les Italiens passent pour des voleurs, des violeurs et, surtout, des bigots traditionalistes – même si leur religion, le catholicisme, est la même que celle de la majorité des Français, souligne Yvan Gastaut, maître de conférences à l’université Côte d’Azur. Au tournant du siècle, les poussées de fièvre xénophobes sont très fréquentes. »

De 1870 à 1914, l’historien Laurent Dornel recense 230 affrontements entre Français et étrangers – des rixes, des chasses à l’homme, des attaques de magasins tenus par des étrangers. La violence, notamment contre les Italiens, ces « sauterelles sales, tristes et loqueteuses », selon le journal La Patrie en 1896, atteint son paroxysme à la fin du XIXe siècle : trois d’entre eux perdent la vie, en 1881, lors de manifestations xénophobes connues sous le nom de « vêpres marseillaises », et des dizaines sont tués ou blessés en 1893, lors du massacre d’Aigues-Mortes, dont les auteurs, malgré des preuves accablantes, sont acquittés par la cour d’assises.

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Dans les bassins miniers du Nord ou les usines de Lorraine, les ouvriers français s’en prennent brutalement aux Belges. En 1892, un délégué des mineurs de Lens (Pas-de-Calais) raconte ainsi, dans Le Temps, les expéditions punitives menées contre ces travailleurs nés de l’autre côté de la frontière. « On a cassé les carreaux des Belges, on leur a jeté de la boue, abîmé leurs portes, et puis, quand la police est arrivée et qu’on a condamné les amis à des deux, trois mois, les petits galibots [garçons employés par les mines] ont pris leurs places. Ils allumaient des bottes de foin sous leurs fenêtres ébréchées, ils enfumaient les Belges comme des lapins. »

« Armée industrielle de réserve »

Si les ouvriers français sont si violents, c’est parce qu’ils reprochent aux immigrés d’être des voleurs de travail et des briseurs de grève – dans Germinal (1885), d’Emile Zola, les responsables de la mine font d’ailleurs appel à des Belges pour mettre fin au conflit. Parce qu’elle est à la fois misérable et vulnérable, cette « armée industrielle de réserve », d’après Karl Marx, est accusée de faire baisser les salaires : le patronat puise dans le « réservoir des crève-la-faim de Belgique, d’Italie et d’Allemagne les bras dont il a besoin pour avilir le prix de la main-d’œuvre et affamer ses compatriotes », proclame, en 1880, le programme du Parti ouvrier français, de Jules Guesde et Paul Lafargue.

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Liée, dans un premier temps, aux tensions sur le marché du travail, la xénophobie s’accentue, à la fin du XIXe siècle, avec la constitution des Etats-nations. En renforçant la frontière jusqu’alors très ténue entre nationaux et étrangers, ils instaurent une nouvelle « codification des appartenances, explique Laurent Dornel. Le modèle démocratique consolidé par la IIIe République associe étroitement la participation civique à la nationalité. Le Français devient un citoyen qui détient des droits politiques et sociaux, alors que l’étranger est exclu de cette communauté nationale constituée en Etat ».

A la fin du XIXe siècle, seul le rêve d’une revanche militaire contre l’Allemagne conduit la France à entrouvrir légèrement sa porte aux descendants d’immigrés. « En 1889, l’Hexagone, qui a peur de manquer de soldats, décide d’accorder automatiquement, à leur majorité, la nationalité française aux enfants nés en France de parents étrangers, souligne Patrick Simon. Ce système est fondé sur l’idée qu’il faut “assimiler”, comme on dit à l’époque, la deuxième génération, mais il permet surtout de lui imposer la conscription : dans un pays qui n’a pas digéré la défaite de 1870, cet “impôt du sang” est une question majeure. »

« Reconstituer la nation française »

Vingt-cinq ans plus tard, la première guerre mondiale permet effectivement à la France de prendre sa revanche sur l’Allemagne – et de mettre en pratique les espoirs militaires contenus dans la loi de 1889. Traités avec brutalité à la fin du XIXe siècle, les immigrés voient leurs enfants partir sur le front sous l’uniforme français. Le conflit a très rapidement des conséquences inattendues sur le paysage migratoire : dès l’été 1914, les citoyens des nations alliées – notamment les Belges et les Italiens – rejoignent les rangs de leur armée, tandis que ceux des puissances ennemies ont quarante-huit heures pour quitter le territoire.

Face à cette brusque pénurie de main-d’œuvre, la France fait appel, pendant la Grande Guerre, à 220 000 travailleurs venus de Chine et de l’empire colonial français. En quelques années, 80 000 Algériens, 30 000 Marocains, 15 000 Tunisiens, 50 000 Indochinois et 5 000 Malgaches rejoignent les usines et les mines de l’Hexagone. « Cet afflux de travailleurs coloniaux modifie profondément les représentations sociales de l’altérité, analyse Laurent Dornel. Pour les métropolitains qui découvrent ces “races” jusqu’alors inconnues, la couleur de la peau devient centrale : la guerre de 1914 marque la naissance du critère racial dans la perception de l’étranger. »

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Dès 1916-1917, cette nouvelle donne engendre une sourde inquiétude – et nombre de controverses politiques. « Les responsables savent qu’il faudra, après la guerre, faire appel à l’immigration pour reconstituer la nation française, mais ils hésitent entre deux voies : poursuivre l’immigration coloniale ou avoir recours à une main-d’œuvre “blanche”, poursuit Laurent Dornel. Dans l’immédiat après-guerre, ils choisissent de privilégier les travailleurs européens : dès 1919, ils signent des accords avec l’Italie, la Tchécoslovaquie et la Pologne. Ces “Blancs”, pensent-ils, seront plus faciles à “assimiler”. »

« Obsession culturaliste »

Le critère racial n’est pas congédié pour autant – loin de là. Dans cet entre-deux-guerres qui voit émerger l’obsession allemande pour la pureté raciale, des scientifiques entreprennent de classer les peuples en fonction de leurs aptitudes. Dans les années 1930, le docteur René Martial rédige ainsi un Traité de l’immigration et de la greffe interraciale, puis un ouvrage intitulé La Race française : ce futur expert du régime de Vichy propose de trier les immigrés en fonction de quatre critères – la race, la nation, la famille, la sélection individuelle. L’« autre », résume l’historien Laurent Dornel, devient un « étranger absolu, irrémédiablement différent ».

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Il ne s’agit plus seulement d’avoir des préjugés, ajoute Catherine Wihtol de Wenden : la race, dans l’entre-deux-guerres, devient un destin indépassable qui fixe à jamais le devenir d’un peuple. « Les scientifiques de l’époque théorisent les hiérarchies entre les civilisations, explique Patrick Simon. Ils attribuent des caractéristiques physiques et morales immuables aux Blancs et aux Noirs, mais aussi aux Italiens du Sud et aux Italiens du Nord. Fondée sur une vision racialisée du monde, cette obsession culturaliste nourrit un puissant discours antisémite et xénophobe, notamment à partir des années 1930. »

En France, le pays du monde qui compte en 1931 le plus fort taux d’étrangers (515 pour 100 000 habitants contre 492 aux Etats-Unis), les Arméniens chassés par le génocide, les Russes qui fuient la révolution ainsi que les Polonais, les Espagnols et les Italiens qui espèrent échapper à la misère sont, dans la presse d’extrême droite, assimilés à de la « vermine ». « Par toutes nos routes d’accès, transformées en grand collecteur, coule sur nos terres une tourbe de plus en plus grouillante, fétide, lit-on dans l’hebdomadaire Gringoire entre les deux guerres. C’est l’immense flot de la crasse napolitaine, de la guenille levantine, des tristes puanteurs slaves, de l’affreuse misère andalouse, de la semence d’Abraham et du bitume de Judée. »

Un rôle crucial dans la prospérité

Il faudra une guerre mondiale, plus de 50 millions de morts et un génocide pour que ces discours racialistes soient disqualifiés par la communauté internationale. En récusant catégoriquement la validité scientifique du concept de « race », en proclamant solennellement l’égale dignité de tous les hommes, les institutions internationales nées après la Libération installent, selon le philosophe Etienne Balibar, un « nouveau paradigme intellectuel » : la race n’est pas un « phénomène biologique », mais un « mythe social » qui a fait un « mal immense sur le plan social et moral », proclame l’Unesco, en 1949.

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C’est dans ce climat que la France, dont l’essor économique est ralenti par la dénatalité de l’entre-deux-guerres, ouvre grand ses frontières à la main-d’œuvre étrangère. Dès 1945, l’Etat crée un Office national de l’immigration, qui travaille main dans la main avec un patronat en manque de bras. Des dizaines de milliers d’Italiens (629 000 en 1962), d’Espagnols (607 000 en 1968), de Portugais (759 000 en 1975) et d’Algériens (711 000 en 1975) – français jusqu’en 1962 – rejoignent alors la France. Omniprésents dans le secteur du bâtiment, des travaux publics et de l’industrie, ils jouent un rôle crucial dans la prospérité économique.

Tous ces nouveaux venus ne sont cependant pas logés à la même enseigne. « A partir des années 1950, il y a un vrai tournant dans les représentations du travailleur étranger, analyse l’historien Yvan Gastaut. L’immigré italien ou espagnol, qui était jugé “inassimilable” sous la IIIe République, devient, dans l’après-guerre, acceptable, voire désirable. Cette évolution est liée au lent processus de fabrication d’un “nous” européen : dans cet imaginaire de la proximité, les ressortissants des pays voisins sont considérés comme de “bons” étrangers. L’Arabe, en revanche, incarne, dans les années 1950 et 1960, le “mauvais” immigré. »

Une image plus « neutre »

Si les Algériens, les Tunisiens et les Marocains apportent une contribution économique décisive, ils sont sévèrement jugés par une France encore imprégnée par les « stéréotypes forgés au temps de l’empire colonial français », souligne Patrick Simon. « Le regard que l’on porte sur les étrangers dépend de ce que l’on croit être leur degré de civilisation, explique le chercheur. Or, dans la hiérarchie des cultures, les anciennes colonies sont classées tout en bas de l’échelle : aux considérations économiques sur leur faible degré de développement s’ajoutent des préjugés sociaux ou moraux qui continuent, après la décolonisation, à innerver les représentations collectives. »

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Malgré cet héritage colonial, la question migratoire, pendant les « trente glorieuses », semble se dépolitiser, voire s’absenter du débat public – au point qu’aucune loi sur l’immigration n’est votée de 1945 à 1980. Essentiels à la reconstruction, ces travailleurs souvent célibataires qui vivent loin des centres-villes, dans des cités de transit, des bidonvilles ou des foyers, jouissent d’une image plus « neutre » que lors des pics de xénophobie des années 1880 et 1930, estime Catherine Wihtol de Wenden : plus que des étrangers, constate la politiste, ils sont considérés comme des « membres à part entière de la classe ouvrière ».

Cette éclipse des passions migratoires est de courte durée. Dès la fin des années 1970, le débat sur l’immigration fait un retour tonitruant sur la scène politique avec l’émergence du Front national, qui, dans le sillage des municipales de Dreux (1983), enchaîne les succès électoraux. « La crise pétrolière des années 1970 change profondément la donne, analyse Yvan Gastaut. En 1974, l’immigration de travail est suspendue et, en 1977, le gouvernement instaure une aide au retour de 10 000 francs, le “million Stoléru”. Cette politique est un échec : les immigrés ont commencé à constituer des familles et ils ne veulent pas rentrer au pays. »

« Peur des Français qui ont peur »

Bien des Français découvrent alors avec stupéfaction que les centaines de milliers d’étrangers arrivés dans l’après-guerre se sont enracinés dans leur pays d’adoption. « Ce constat transforme leur regard sur l’immigration, poursuit l’historien. A la figure de l’ouvrier solitaire qui vit à l’écart se substitue l’image d’une famille que l’on croise au supermarché ou à l’école. A partir des années 1980, la diversité frappe à la porte de la société française : les enfants d’immigrés aspirent à devenir des Français “à part entière” et non des Français “entièrement à part”, selon le mot d’Aimé Césaire. Ils sont cependant regardés avec méfiance, voire hostilité. »

Parce que les élus ont « peur des Français qui ont peur », selon Catherine Wihtol de Wenden, le débat sur l’immigration, puissamment politisé par le Front national, s’impose, à partir des années 1980, en haut de l’agenda politique – et donne lieu à une fébrilité législative sans précédent. Dans une France taraudée par le « démon des origines » – titre d’un ouvrage du démographe Hervé Le Bras –, tous les gouvernements, sans exception, légifèrent au moins une fois sur l’asile, le séjour ou la nationalité. « Obsédé par la question de l’identité nationale, l’Hexagone ne cesse de se demander qui est “vraiment” français – comme s’il y avait des “vrais” Français dits “de souche” et des “faux” Français dits “de papier” », constate Yvan Gastaut.

Dans un monde marqué par la révolution iranienne de 1979, l’essor de l’islam politique dans les pays arabes et la montée du terrorisme dans les pays occidentaux, la hantise du « choc des civilisations » prophétisé en 1996 par le politiste américain Samuel Huntington ne cesse d’attiser ces controverses. Port du voile, développement des boucheries halal, construction de mosquées : alors que l’islam des immigrés de l’après-guerre ne dérangeait personne, la pratique affichée, voire revendiquée, de la deuxième génération engendre, dans une société aussi sécularisée que la France, d’ardentes polémiques sur l’« insécurité culturelle », selon le titre d’un ouvrage, en 2015, du politiste Laurent Bouvet.

Confusions et amalgames

Ces déchirements finissent, dans les années 2000 et 2010, par brouiller la figure même de l’immigré. A l’image du travailleur fuyant la misère ou les persécutions, qui prévalait au XIXe et au XXe siècles, succède peu à peu celle du jeune de banlieue, de la femme voilée ou du musulman pratiquant – même si ces citoyens français depuis leur naissance ignorent tout du pays d’origine de leurs parents. « Cette notion extensive de l’immigré a des frontières très plastiques : elle renvoie à la fois à l’exilé qui vient tout juste d’arriver sur le territoire et aux familles d’origine étrangère installées depuis une, voire plusieurs générations », analyse Patrick Simon.

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Cette confusion qui engendre nombre d’amalgames – le débat sur les flux migratoires ne cesse de se mêler à celui sur l’intégration des descendants d’immigrés – fragilise les populations issues de la longue histoire migratoire française. « Elle entretient l’idée que les descendants d’immigrés sont à jamais assis sur un strapontin, poursuit le chercheur. Comme si, des décennies après l’arrivée de leurs parents, voire de leurs grands-parents, ils n’étaient toujours pas considérés comme des Français légitimes. » Le débat sur le projet de loi de Gérald Darmanin et d’Olivier Dussopt – le trentième depuis 1980 – parviendra-t-il à échapper à ces à-peu-près ? Beaucoup en doutent.

 
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