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La secrétaire générale de La Cimade dénonce : les enfermements arbitraires, les violences et les mises à l’isolement répétées, un climat de stigmatisation grandissante, les expulsions illégales

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Source : Le monde - Louis Imbert - 15/01/2021

ReportageTentant de rallier l’Arabie saoudite, des milliers des paysans sans avenir se retrouvent bloqués au Yémen. Ils survivent dans des conditions chaotiques et parfois inhumaines, à la merci des passeurs et des rebelles houthistes.

Des lambeaux de plastique s’accrochent aux tombes, huit tas de pierres hérissés de branches épineuses. Quelques blocs de schiste portent une inscription : des traits de peinture bleue passés à la bombe. Ce cimetière, Ahmad Dabissi l’a fait creuser pour ses « clients » malchanceux, en contrebas d’un immense plateau de roche calcaire, à l’écart de la grande route qui file au loin, vers le port d’Aden.

A 29 ans, M. Dabissi est un passeur important dans sa province, Chabwa, dans le sud désertique du Yémen. Chaque année, il fait embarquer des milliers de migrants, venus de la Corne de l’Afrique, au port somalien de Bossasso. Ils passent d’un continent à l’autre, à travers le golfe d’Aden, et tentent de traverser le Yémen en guerre pour atteindre l’Eden : l’Arabie saoudite voisine.

M. Dabissi a soustrait ces huit corps à la morgue et à la police yéménite pour les inhumer dans un endroit discret. Ils sont éthiopiens, chrétiens, venus de la région du Tigré, selon le passeur, qui affirme avoir tenté de les faire identifier par d’autres clients. « Je ne l’ai pas fait pour l’argent, insiste-t-il, mais pour ne pas perdre leur confiance. » Dans son village natal de Rafat, M. Dabissi entretient un autre cimetière, bien plus vaste.

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D’après un décompte partiel de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), 139 000 personnes avaient emprunté cette route en 2019. Près de 90 % viennent d’Ethiopie, un Etat soumis à de multiples conflits régionaux et menacé de dislocation. Mais, en 2020, ce flux s’est presque tari : le nombre de voyageurs est tombé à 37 000. Frontières et points de contrôle ont été bouclés à cause de la pandémie de Covid-19. Les diverses autorités du Yémen, en proie à une guerre civile depuis 2015, accusent les migrants de colporter la maladie. Cela fait d’eux des suspects et des cibles. Floués, confus, ils patientent dans la périphérie des grandes villes d’Aden et de Marib, ou à Chabwa.

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Beaucoup gardent l’espoir de passer. Certains cherchent à rentrer chez eux. « Si tu as encore assez d’argent, tu retournes à la maison, en Ethiopie », soupire Ahmad Omar, 29 ans. Venu de la région de Wollo, dans le nord-est éthiopien, il a vécu ces huit derniers mois dans plusieurs planques, à Chabwa. Il rêve de se payer, pour 75 euros, un billet de retour vers Djibouti, le second pays de transit sur la côte africaine. La traversée est dangereuse : une vingtaine de personnes s’y sont noyées dans deux naufrages, fin 2020.

Réfugiés en concurrence

A Chabwa, l’aide internationale est quasi absente, en dehors de celle apportée par le Conseil danois pour les réfugiés et le Conseil norvégien pour les réfugiés, deux ONG très actives au Yémen. « Les organisations internationales manquent déjà de fonds pour venir en aide aux Yéménites. Il y en a d’autant moins pour les migrants », déplore Olivia Headon, porte-parole, à Sanaa, de l’OIM, qui n’a installé qu’une seule équipe médicale d’urgence sur la côte.

Eman, 22 ans, a accosté il y a un mois, à bord d’un boutre de pêcheurs, après dix-huit heures de traversée. Il y avait cent vingt hommes et cinq femmes à bord. La nuit était calme, sans un soldat en vue : les passeurs les ont débarqués sur le sable. Début 2020, Eman avait quitté la région d’Harar, la grande ville de l’Est éthiopien, avec un groupe de jeunes Oromo, des paysans sans avenir, inquiets des violences locales. Un recruteur leur avait promis qu’ils seraient employés de maison, agriculteurs ou bergers au royaume des Saoud.

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Sur le boulevard où nous les rencontrons, à Ataq, capitale de province perdue dans le désert de Chabwa, ils sont une dizaine, soudés par près d’un an d’épreuves. Ils racontent avoir été capturés par un passeur « malhonnête », en Somalie, près de Las Anod. Il leur a fallu doubler leur mise initiale : 18 000 birrs éthiopiens (380 euros) pour regagner leur liberté. « Certains d’entre nous sont restés prisonniers pendant trois mois avant que leur famille ne paye », explique Eman. Le jeune homme a travaillé cinq mois au port de Bossasso afin de payer sa traversée vers le Yémen, un peu moins de 100 euros. Un autre passeur lui avait assuré qu’une fois débarqué la marche vers l’Arabie saoudite (900 kilomètres au bas mot) serait facile… « La plupart ne savent même pas qu’il y a la guerre ici. Ils croient qu’ils accostent en Arabie saoudite », assure Mohammed Barq, employé d’une petite ONG yéménite, Steps, qui vient en aide aux enfants descendus seuls des bateaux.

Eman et ses amis ont marché cinq jours, évitant la police, qui rançonne et vole les téléphones. Ils ont mendié de l’eau et des vivres aux automobilistes, « généreux », d’après lui. Depuis qu’il a rejoint la ville d’Ataq, Eman traîne près des restaurants qui lui font l’aumône d’un repas. Il s’aventure dans le « village somalien », un chaos de sable et de béton situé derrière l’hôpital, où l’on soigne les migrants. Les Africains y sont nombreux : c’est une étape sur cette vieille route de migration. Des Somaliennes vendent des vêtements aux ménagères yéménites, en porte à porte. Les hommes établis de longue date sont bergers et travaillent dans les fermes. Pour le moindre toit, la concurrence est rude avec les Yéménites que la guerre a chassés de chez eux. On dénombre 3,6 millions de déplacés dans le pays.

Arrangements avec les passeurs

Eman et ses compagnons ont mis à l’abri des femmes qui ont voyagé avec eux, dans une chambre discrète. Pas question qu’elles dorment dans la rue ou dans les mosquées. Au petit matin, ils s’attardent avant d’aller gagner trois sous en lavant des voitures sur le boulevard. Des Africains s’attroupent autour de notre conversation, curieux. Eman se méfie de l’un d’eux : « Celui-là, il fréquente un passeur, chuchote le jeune homme, apeuré. Un type qui prend les femmes chez lui et demande une rançon. Il ne faut pas qu’il apprenne pour les nôtres. »

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Les autorités yéménites ne se préoccupent guère de ces jeunes gens. Dès 2015, les rebelles houthistes, qui s’étaient rendus maîtres de la capitale, Sanaa, ont envahi la province. Puis une milice tribale financée par les Emirats arabes unis en a pris le contrôle. L’Etat yéménite ne s’est imposé ici qu’à l’été 2019. Il reste fragile et veut le calme. Personne n’a oublié qu’en 2016 un officier de l’armée trop zélé avait parqué plus de deux mille migrants dans la prison centrale d’Ataq : sans soins ni nourriture suffisante, ils s’étaient insurgés. « Les migrants sont trop nombreux. Il n’y a rien à faire », résume le bras droit du gouverneur, Salem Awlaki.

Faute de mieux, les autorités s’entendent donc avec certains passeurs pour contenir les migrants hors de la ville. Ahmad Dabissi, l’homme aux deux cimetières, est l’un d’eux, qui fournit à ses clients un service de « luxe » et se rêve en notable. Pour environ 500 euros par personne, M. Dabissi et ses associés promettent d’emmener leurs clients de leur village, en Ethiopie, jusqu’à la frontière saoudienne. « Ils peuvent mourir, dit-il. Je le sais, ils le savent, ils s’en moquent, ils y vont. Mais je les traite mieux que d’autres passeurs. S’ils sont bloqués sur la route au Yémen, le coût est à ma charge. Ils ne me paient qu’à l’arrivée. » En réalité, ses clients paient quantité de frais intermédiaires.

Ce petit homme trimballe cinq téléphones dans des pochettes de cuir suspendues à sa ceinture. Sa base est à Rafat, dans des montagnes vertigineuses. Les villageois de cette région traînent une réputation de hors-la-loi : en 2006, un groupe tribal local avait été impliqué dans l’enlèvement de quatre touristes français. Les djihadistes d’Al-Qaida y ont trouvé un sanctuaire jusqu’en 2010.

Migrants rançonnés

Ancien officier de l’armée, puis chauffeur de bus, Ahmad Dabissi a succédé à son grand frère, Jamal, tué, en 2015, dans un combat pour un groupe de migrants. Depuis un an que les routes se ferment, ses affaires vont mal. Des trafiquants de drogue lorgnent son business : « Ils me proposent de transporter mes clients, mais je ne veux pas perdre mon travail. » Récemment, sept de ses collaborateurs ont été arrêtés par les rebelles houthistes à Sanaa. Ils risquent une amende de 7 000 euros. « Mes principaux concurrents sont à Saada [le fief des rebelles, frontalier de l’Arabie saoudite], peut-être que c’est pour s’accaparer le business que les houthistes coupent la route », dit-il.

C’est un fait : les rebelles profitent de l’épidémie pour rançonner les migrants. Depuis le printemps 2020, ils les emprisonnent systématiquement à Saada, puis les transfèrent dans un centre de détention de la capitale. Mulugeta Afera, un Amhara de 28 ans, originaire de la région du Tigré, en Ethiopie, en est sorti il y a une semaine. C’est la deuxième fois en quelques mois qu’il se fait prendre. Ses cousins, établis en Arabie saoudite, ont versé à chaque fois, aux houthistes, une « caution » de 220 euros. « Il y avait un type qui attendait depuis un an d’être libéré. Il n’avait pas d’argent », raconte-t-il. La prison de Sanaa, prévue pour environ deux cents personnes, hébergeait au moins 640 détenus fin 2020, selon un observateur indépendant. Ce dernier confirme que « les houthistes y font passer des migrants à un rythme alarmant, en profitant des taxes qu’ils leur imposent ».

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Lorsqu’ils l’ont relâché, les rebelles ont déposé Mulugeta Afera dans un lieu désolé près de Taëz, dans le centre du pays. Puis il a regagné à pied une planque contrôlée par Ahmad Dabissi près d’Ataq. Mulugeta Afera a des dettes : depuis son départ, son odyssée a coûté 2 200 euros à sa famille, en Arabie saoudite. Il a aussi perdu un amour, une jeune femme oromo rencontrée à Aden. Les proches qui accompagnaient cette dernière la lui ont reprise, ruinant ses espoirs de mariage.

Les femmes sont rares sur cette route coûteuse : il leur faut des protecteurs, des voitures, des planques. Dans la maison du passeur Ahmad Dabissi, Tigist, 20 ans, petite, forte et pleine de verve, partage, depuis un mois, une pièce avec d’autres femmes. Quelques bassines sont empilées dans un coin pour la cuisine, un miroir argenté est cloué au mur. Dans l’est de l’Ethiopie, son pays, Tigist a une fillette de 4 ans. C’est la seconde fois qu’elle la laisse. A 17 ans, alors que la petite Samroud n’était qu’un bébé, Tigist avait déjà pris la route de Riyad, pour tenter d’échapper à la pauvreté. Elle ne savait rien, elle avait peur. Là-bas, elle a travaillé comme bonne pour plusieurs « madames » saoudiennes. Elle dit ce mot en français, avant d’ajouter que « certaines payaient très bien, d’autres non ».

Au printemps 2019, sa sœur aînée est morte. Tigist est revenue pour l’enterrer et pour épouser au pays, « devant [sa] famille », son compagnon, un Ethiopien rencontré en exil. Très vite, le couple a voulu repartir. Tigist avait confiance, elle connaissait le chemin. Mais ils se sont englués, et l’argent a manqué. Aujourd’hui, son mari cherche du travail en ville, « mais, maintenant, il n’y en a pas du tout, je ne sais pas quoi faire ». Tigist ne sort pas : elle a trop peur d’être vendue. Elle s’inquiète pour son frère, en Arabie saoudite, dont elle n’a plus de nouvelles depuis sept mois. Elle a un téléphone, mais rarement l’argent nécessaire pour acheter du crédit. Elle n’a aucune idée de ce que l’avenir lui réserve. Son horizon, ce sont les deux prochaines heures.

 

 


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