Source : Médiapart - Nejma Brahim - 22/07/2021
Après des mois de mobilisation, les sans-papiers ont décidé de suspendre leur grève de la faim à Bruxelles, après que des propositions de régularisation leur ont été faites par le cabinet du secrétaire d’État à l’asile et à la migration, Sammy Mahdi, ce mercredi 21 juillet.
La nouvelle est tombée en fin d’après-midi. Les personnes sans-papiers en grève de la faim depuis le 23 mai dernier à Bruxelles ont décidé de suspendre la grève de la faim et d’arrêter la grève de la soif, commencées il y a quelques jours faute de réponse de la part du gouvernement, ce mercredi 21 juillet. Depuis fin janvier, les quelque 450 personnes occupaient également trois lieux de la capitale belge : l’Université libre de Bruxelles (ULB), la Vrije Universiteit Brussel (VUB) [université de langue néerlandaise – ndlr] et l’église du Béguinage. Malgré plusieurs rencontres avec le secrétaire d’État à l’asile et à la migration, Sammy Mahdi, les grévistes n’avaient pas obtenu d’accord satisfaisant, se voyant essentiellement proposer l’étude des dossiers « au cas par cas ».
Ce mercredi après-midi, les avocats des grévistes, mais aussi des membres de la société civile et le père Daniel, ont été reçus par le cabinet du secrétaire d’État, et des « propositions ont été faites », indique le communiqué de l’Union des sans-papiers pour la régularisation (USPR) publié ce jour. « En substance, il s’agit de donner la possibilité aux occupants de faire valoir des éléments d’ancrage, de vulnérabilité, de séjour [...] permettant l’octroi d’un permis A. Pour les dossiers les plus fragiles, la possibilité d’une protection humanitaire est également sur la table. » L’USPR, qui « acte la main tendue » de Sammy Mahdi aux grévistes, a alors décidé de mettre sur pause la grève de la faim et de cesser celle de la soif.
Pour autant, ces propositions ne marquent pas la fin de la mobilisation pour les sans-papiers. « On peut dire que 70 % des grévistes sont satisfaits de ces annonces et 30 % ne le sont pas », confie Mourad, l’un des porte-parole de l’ULB, dans une voix malgré tout enjouée. « Les personnes qui sont sur le territoire depuis moins longtemps ont peu de chances d’être régularisées, et elles sont nombreuses à être dans ce cas à la VUB. Mais, de toute façon, on nous a clairement dit que c’était la dernière décision, sinon on nous enverrait la police », poursuit-il tandis que ses camarades se réhydratent et débattent de la situation dans la cafétéria occupée de l’ULB.
Au Béguinage ce soir, la Croix-Rouge est déjà présente et une distribution de soupe a été organisée. « Les cas les plus difficiles sont encore en train d’être pris en charge », précise Nily à 21 heures passées. La jeune femme, fille de réfugiés somaliens, avait installé une tente au pied de l’église et avait elle-même commencé une grève de la faim et de la soif le 13 juillet, pour soutenir les sans-papiers dans leur mobilisation. « J’ai dû arrêter le 17 juillet parce que le bourgmestre a envoyé la police fédérale pour me déloger. Le temps d’aller me rafraîchir, ma tente a été détruite et jetée à la poubelle. C’est une bénévole de Médecins du monde qui a sauvé mes effets personnels. Je suis rentrée chez moi le lendemain », relate-t-elle, encore amère.
« C’est une libération sur le plan physique car ils [les grévistes] n’en pouvaient plus. On espère qu’ils n’ont pas fait ça pour rien, complète Nily, qui évoque un sentiment de joie mais pas encore un soulagement définitif. C’est une petite victoire même si tout n’est pas encore gagné. On attend vraiment de voir les résultats, que chacun ait ses papiers et rentre chez soi. » Ahmed, porte-parole des grévistes occupant l’église du Béguinage, affirme que les grévistes maintiendront les occupations et veilleront à ce que les engagements pris par Sammy Mahdi soient respectés. « Dans le cas contraire, les grévistes sont déterminés à reprendre la grève de la faim », prévient-il. Dès demain, Nily et d’autres bénévoles aideront les sans-papiers à constituer leurs dossiers pour leur demande de régularisation.
Nous republions ci-dessous notre reportage à Bruxelles publié le 14 juillet dernier, qui donnait la parole aux femmes et aux hommes en grève de la faim pour leur régularisation.
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Bruxelles (Belgique).– Par terre, les matelas se succèdent et laissent deviner les corps amoindris, recouverts d’une couverture, des grévistes de la première heure. Ici, en ce mardi à l’heure du déjeuner, rien ou presque ne permet de reconnaître la cafétéria de l’Université libre de Bruxelles (ULB), hormis quelques tables retournées faisant office de cloisons, sur lesquelles sont scotchés les dessins de ces visages qui luttent depuis fin janvier pour leur régularisation, d’abord en occupant trois lieux de la ville, puis en décidant de ne plus se sustenter depuis le 23 mai dernier (lire notre premier article ici).
« Ça commence à être difficile, entre la fatigue, la faim et le stress », chuchote Mohamed Alex, assis au bureau près de Mourad, installé devant l’infirmerie improvisée. Tous deux sont les porte-parole des quelque 146 sans-papiers, dont vingt-six femmes, en grève de la faim dans ce premier lieu d’occupation situé au sud-est de la capitale belge. « On en est au 51e jour de grève et depuis dix jours, la situation s’aggrave. On boit de l’eau avec du sucre et des boissons chaudes, on prend des médicaments, énumère-t-il. C’est encore plus difficile pour les personnes diabétiques. On les pousse parfois à manger quelque chose, car c’est trop risqué pour elles. »
Derrière lui, l’une des plus jeunes grévistes, arrivée du Maroc à l’âge de 18 ans en Belgique et aujourd’hui âgée de 21 ans, se faufile dans l’infirmerie pour récupérer un antibiotique. Vêtue d’un pyjama rose, un grain de beauté figé sous son œil droit, elle s’arrête une minute pour discuter avec les deux hommes, avant de disparaître de nouveau derrière les draps qui offrent un peu d’intimité aux femmes. De temps à autre, un gréviste lâche un soupir ou crie son désespoir, sans que son propos, lorsqu’il y en a un, ne soit audible. « Ils n’en peuvent plus, constate Mohamed Alex, le sourire gêné. À chaque déclaration de Sammy Mahdi [le secrétaire d’État à l’asile et la migration – ndlr], c'est un coup dur. »
Dimanche 11 juillet, une délégation de six personnes, dont Mohamed Alex et Mourad, a obtenu un entretien avec le secrétaire d’État. « Il nous rencontre un dimanche, comme si c’était secret », plaisante à moitié Mourad. Une fois de plus, il leur a demandé de cesser la grève de la faim et a proposé d’étudier les dossiers « au cas par cas », quand les grévistes réclament, depuis le début de la mobilisation, une régularisation collective. « Cela fait plusieurs fois qu’on le voit, il fait la sourde oreille », souffle le premier. Et le second d’ajouter : « Il a parlé de certains critères existants pour la régularisation mais ne peut pas les rendre publics. Il a aussi annoncé l’ouverture d’une “zone neutre” à la Vrije Universiteit Brussel (VUB) [université de langue néerlandaise – ndlr], notre deuxième lieu occupé, pour traiter les demandes rapidement. »
Des sans-papiers présents en Belgique depuis vingt ou trente ans
Sous quel délai ? Nul ne le sait. En attendant, Mourad, informaticien de profession, accumule les arguments qui pourraient jouer en leur faveur. Sur son écran d’ordinateur, des tableaux et graphiques défilent et viennent illustrer le degré de difficultés auxquelles sont confrontés les sans-papiers au quotidien en Belgique : travailler en restauration pour ne toucher que 3,90 euros de l’heure (43 personnes concernées) ou faire des ménages pour 4,75 euros de l’heure (72 personnes concernées). 49 % des grévistes ont été confrontés au racisme au moment de chercher un logement, 60 % au moment de chercher un emploi. 38 % des grévistes ont souffert de racisme avec la police, près d’un gréviste sur deux avec l’administration.
Comme pour Karim, un Algérien resté silencieux hormis quelques cris soudains, son dossier entre les mains, au fond de la cafétéria. À deux reprises, il a tenté de mettre fin à ses jours en avalant des lames de rasoir et des clous, désespéré de sa situation. Il dit avoir « paniqué », avoir agi « sans réfléchir ». Certains de ses papiers datent de 2001 et 2006. Plusieurs obligations de quitter le territoire lui ont été adressées, avec à chaque fois le même motif : Karim n’a en sa possession aucun document d’identité. Sa sœur, qui est en règle et vit en Belgique, l’a aidé dans ses démarches, en vain. Le consulat d’Algérie refuse de lui délivrer un passeport. « Les tentatives de suicide aussi, ça rajoute du stress aux grévistes, note Mohamed Alex. Mais on ne peut pas maîtriser la détresse des gens. »
C’est trop dur d’être sans papiers en ayant des enfants.
Hasna, en grève de la faim depuis le 23 mai
Derrière Mourad, les draps délimitant l’espace réservé aux femmes commencent à gigoter. Hasna, le visage entouré d’un foulard noir, prend place devant le bureau. À 32 ans, cette diplômée en géographie, mère de trois enfants, a laissé son foyer pour mener la lutte pour la régularisation aux côtés des 455 sans-papiers en grève de la faim sur les trois lieux d’occupation. « On est épuisés et on a les nerfs à vif, dit-elle en soulevant le bas de son pantalon, dévoilant des œdèmes de carence sur ses mollets. Mais la grève est la seule solution. C’est trop dur d’être sans papiers en ayant des enfants. »
Lors de sa dernière visite, à l’entrée du réfectoire occupé, sa fille lui a demandé si elle était « en prison ». Ce qu’elle gagne en faisant des ménages chez des particuliers, pour 5 ou 6 euros la journée, ne suffit pas à nourrir et habiller ses enfants, qui ne comprennent par ailleurs pas pourquoi ils ne partent pas en vacances « comme les autres ». « Je me bats parce que je ne veux pas que mes enfants manquent de quoi que ce soit. Mon mari me soutient et s’occupe d’eux à la maison. On veut leur offrir une éducation et travailler avec un diplôme », insiste-t-elle, consciente qu’elle devra sans doute oublier la géographie pour se former à des métiers où le manque de main-d’œuvre est important.
« Mort pour ses papiers, vraiment ? »
À l’intérieur du coin femmes, l’une des occupantes allume sa lampe de chevet. Au fond de la « pièce », dans une lumière tamisée, Souhaila repousse la couverture et s’assoit en tailleur. « On a perdu la notion de l’espace et du temps, confie-t-elle dans le dialecte marocain. On ne sait plus si on est morts ou vivants. » Parce qu’elle a été contrainte de travailler au noir, de nuit, et de laisser parfois ses enfants seuls à la maison, ces derniers lui ont été retirés. « Ils ont été placés dans un centre, je les vois peu. J’ai tenté de régulariser ma situation, j’ai même trouvé un emploi déclaré, avec contrat et fiches de paie. Quand j’ai déposé mon dossier à l’Office des étrangers, on m’a accusée d’avoir acheté les documents. Notre vie ici devient pire qu’au Maroc. »
« La famille percevait l’argent de l’assurance mais ne me donnait rien. Quand je réclamais mon dû, elle me demandait de patienter, en disant que si j’allais me plaindre, la police m’arrêterait et m’expulserait. » Lorsqu’elle décide de porter plainte, la famille affirme qu’elle n’a jamais travaillé pour elle et qu’elle était hébergée gracieusement. À 57 ans, elle insiste : « Je peux encore travailler ! Il me faut juste un permis de travail… »
Ménage, BTP, boulangerie, restauration… « Tous les métiers difficiles, ce sont les étrangers qui les font. Mais quand on demande à être régularisés, même avec un dossier solide, on nous le refuse », constate Loubna, amère. Durant la crise sanitaire liée au Covid-19, cette mère de famille a perdu son emploi et n’a pas pu payer son loyer, comme beaucoup de sans-papiers, bien qu’une partie ait aussi été, durant la deuxième vague, en première ligne dans les secteurs dits « essentiels ». « Si j’avais su, enchaîne la benjamine des grévistes, je serais restée en Allemagne. J’avais 18 ans, j’aurais pu être scolarisée, on m’aurait aidée. » « Sammy Mahdi doit comprendre qu’il y a des étrangers qui souffrent dans l’indifférence générale en Belgique », termine Loubna.
À 17 heures, place du Béguinage au centre-ville de Bruxelles, les ambulances vont et viennent dans un ballet incessant. Au pied de l’église Saint-Jean-Baptiste-au-Béguinage, des référents vêtus d’un gilet jaune s’amoncellent autour d’un homme en fauteuil dont le corps ne tient plus. Le regard vide, le visage pâle et les mains sur la poitrine, le gréviste semble implorer de l’aide sous les yeux des soutiens venus en nombre ce mardi. Près de lui, une femme, également en fauteuil et entourée de plusieurs bénévoles attend d’être transportée aux urgences par les secouristes. Pour beaucoup, le sentiment d'impuissance face à tant de souffrance est immense.
« Ce qu’on vit ici, au cœur de l’Europe, est honteux », dénonce Mehdi, l’un des grévistes et référent médical, déjà hospitalisé trois fois depuis le début du mouvement. « On ne demande pas la lune, on veut juste pouvoir travailler normalement, sans être exploités pour des salaires de misère. Notre dignité se trouve sur un petit bout de papier, tellement facile à fabriquer mais tellement difficile à obtenir », peste-t-il, avant de saluer ses deux sœurs venues lui témoigner leur soutien. Mehdi aurait dû être pris en charge par l’une d’elles à son arrivée en Belgique à l’âge de 17 ans. Mais la loi « a changé entre-temps » et il vit depuis dans la clandestinité et la peur d’un contrôle de police. « Je n’imaginais pas la réalité de ce qui se cache derrière le mot sans-papiers. »
Mohamed, venu en Belgique avec un visa étudiant et employé dans une maison de repos durant neuf ans, fait partie des référents médicaux qui viennent en aide aux personnels de Médecins du Monde et de la Croix-Rouge, déjà « débordés ».« Les grévistes ne veulent plus voir de médecin. Depuis huit jours, on a fermé symboliquement les portes de l’église aux visiteurs, comme nous a fermé ses portes Sammy Mahdi. » Le jeune homme reste persuadé que le secrétaire d’État à l’asile et à la migration « méconnaît » le profil, le parcours et le « potentiel » des grévistes. « Il a annoncé aller chercher 1 600 demandeurs d’asile et réfugiés en Grèce. Et nous, qui sommes en Belgique depuis des années, qui avons prouvé notre intégration en travaillant si dur ? C’est comme si notre immigration ne valait pas autant », regrette-t-il, conscient que le gouvernement flirte ainsi avec la notion de « bon » et de « mauvais » migrant.
Jeudi 15 juillet, une action est prévue dans les rues de Bruxelles pour alerter de nouveau le gouvernement. « J’ai décidé, de mon côté, de commencer une grève de la faim et de la soif pour éviter aux grévistes d’en arriver là, après 51 jours sans manger », lance Nily, citoyenne belge et fille de réfugiés soudanais, en installant sa tente au pied de l’église pour « visibiliser » la lutte. « On n’a plus le temps. C’est un sujet qui ne devrait pas demander de la réflexion. La politique ne devrait pas prendre le dessus sur des vies humaines », conclut-elle.