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La secrétaire générale de La Cimade dénonce : les enfermements arbitraires, les violences et les mises à l’isolement répétées, un climat de stigmatisation grandissante, les expulsions illégales

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Source : médiapart - Maud de Carpentier - 28/10/2022

Elles ont vécu l’enfer migratoire, puis le cauchemar de la traite prostitutionnelle. Elles ont été vendues et forcées de se prostituer pour rembourser des dettes fictives à des proxénètes nigérians. Quand enfin elles trouvent la force de sortir de ces réseaux, et demandent l’asile en France, elles ne l’obtiennent pas.

Strasbourg (Bas-Rhin).– Mary* se souvient encore des juges de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) devant qui elle est passée en mai 2022. « Il y en avait une qui avait l’air de comprendre ce que j’avais vécu, et qui était dans la compassion. Les deux autres, pas du tout. » La jeune Nigériane de 28 ans est arrivée en France en 2018, après avoir été victime de traite prostitutionnelle en Italie pendant six longs mois, et un parcours migratoire traumatisant.

Mary et Winnel* ont fait le récit de leur calvaire, depuis leur départ de la région d’Edo, au Nigéria, à leur exploitation par des réseaux de proxénétisme en Europe, auprès de Rue89 Strasbourg.

Aujourd’hui, Mary craint les représailles du réseau qu’elle a fui, et qui continue de menacer sa mère au Nigéria, mais aussi celles de l’homme qu’elle était censée épouser. Son frère est décédé d’un empoisonnement, et sa mère l’implore de ne pas rentrer au pays pour sa propre sécurité. Malgré cela, les juges de la CNDA ont considéré que Mary pouvait, et même devait rentrer chez elle. « Quand je racontais mon histoire aux juges, l’interprète riait. Je ne sais pas ce qu’il a traduit, mais il se moquait clairement de ce que je disais. » Après un premier refus de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) en 2020, Mary demande un recours à la CNDA. Rejeté, lui aussi, en juillet 2022.

Les arguments des juges ? Les propos de Mary ne sont pas assez clairs. « Le discours concernant l’union à laquelle sa mère aurait voulu la contraindre s’est avéré flou et approximatif », peut-on lire dans la décision de la CNDA.

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© Illustration Ariane Pinel

Ce sont les mêmes arguments ou presque que la CNDA a opposés à Winnel, âgée aujourd’hui de 25 ans. Exploitée elle aussi par un réseau de prostitution nigérian à Oslo puis à Strasbourg, la jeune femme tente de demander l’asile en France depuis 2017. En vain.

« Les conditions de remboursement de sa dette ont fait l’objet de propos confus. [...] Elle n’a pas décrit avec cohérence ses proxénètes. [...] Les conditions dans lesquelles elle se serait acquittée de cette dette, sans faire l’objet d’une surveillance, demeurent peu convaincantes », peut-on lire dans le courrier de la CNDA indiquant à Winnel que son recours de demande d’asile a été rejeté en mars 2022.

À la relecture du courrier, Winnel n’arrive pas à retenir ses larmes. « Les juges ne me croient pas. Je ne comprends pas pourquoi. »

Des dossiers comme ceux de Winnel et Mary, Typhaine Elsaesser en suit plus d’une vingtaine cette année dans le Grand Est. Cette avocate strasbourgeoise exerçant en droit des étrangers et droit d’asile se déplace toutes les semaines à la CNDA à Paris pour défendre ses clientes nigérianes.

Elle explique les critères retenus par les juges pour accorder l’asile à ces femmes : « Il faut d’abord établir que la personne est bien victime de traite. C’est une étape très longue, qui demande un travail d’accompagnement, avec plusieurs professionnels, pour verbaliser. Ces femmes apprennent à raconter leur histoire. Les juges veulent être sûrs que la personne n’avait pas conscience qu’elle allait se prostituer de force. Et ça, ce sont les récits qui vont aider, car il n’y a quasiment jamais de preuve matérielle. »

Les assertions de l’intéressée au sujet des démarches entreprises afin de s’extraire de ce réseau sont demeurées trop faibles.
La CNDA, à propos de Mary

Mais c’est bien souvent le deuxième critère qui pose problème… Celui de la « distanciation effective » avec le réseau de proxénétisme, explique Typhaine Elsaesser : « Il n’y a pas de définition claire de cette distanciation effective. Et ça, selon les formations de jugement, il y a des exigences plus ou moins élevées, et donc des inégalités entre les personnes. On se retrouve parfois avec des dossiers très travaillés et beaucoup de documents, mais les juges vont rejeter la demande parce qu’ils trouvent que la femme ne s’est pas assez distanciée, ou que ça n’est pas assez établi dans la durée. C’est très difficile. En fait, ils rajoutent encore une condition qui n’existe pas : c’est la durée exigée de cette distanciation. »

Dans les deux dossiers que Rue89 Strasbourg a pu consulter, c’est en effet à chaque fois cette « distanciation effective » des réseaux qui est remise en doute. Mary, pourtant en couple depuis 2017, et mère de deux enfants en bas âge, se prostituerait encore, selon la CNDA : « Les assertions de l’intéressée au sujet des démarches entreprises afin de s’extraire de ce réseau sont demeurées trop faibles. Le récit de sa fuite comporte des incohérences. [...] Il apparaît peu crédible qu’elle ait pu s’échapper un soir simplement à cause de la fatigue de sa proxénète. [...] Discours peu étayé concernant son suivi au sein de l’association de l’Amicale du Nid. »

Mary, qui va tenter un nouveau recours auprès de la CNDA, n’en revient toujours pas, et lance, presque avec ironie : « J’ai deux enfants, dont un qui est handicapé, et un mari. À quel moment de ma journée je me prostituerais exactement ? Est-ce que je dormirais dans une chambre du 115 ? Est-ce que je mangerais aux Restos du cœur ? »

« On oublie que ce sont des victimes »

La jeune Winnel a fait l’objet de la même suspicion de la part de la CNDA. D’autant plus qu’elle a continué de se prostituer après sa fuite du réseau, pendant plusieurs années, pour payer son loyer et de quoi se nourrir. Pour la Cour, c’est la preuve qu’elle n’est pas assez « distanciée ».

Cette suspicion permanente de l’Ofpra et de la CNDA provoque chez Winnel et Mary une souffrance supplémentaire. « Mais c’est ce qui m’est arrivé !, assène Winnel. Même si c’est compliqué à comprendre, c’est ce qui m’est arrivé ! »

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© Illustration Ariane Pinel

Un travailleur social qui a suivi plusieurs de ces femmes pendant quelques mois, et qui tient à son anonymat, est resté bouche bée quand il a vu les refus de la CNDA s’accumuler : « Il y a quelque chose que je ne comprends pas. D’une part, on reconnaît qu’elles sont victimes de traite, ce qui est un motif pour bénéficier de l’asile. Mais derrière, on leur demande de prouver qu’elles sont éloignées des réseaux… et on leur refuse l’asile ? Cela ressemble à un déni de droit. Il faut qu’elles dénoncent le réseau et portent plainte, elles prennent donc des risques, mais on ne les protège pas pour autant. Et puis on leur demande de s’insérer, mais elles n’ont accès à rien ; de faire du bénévolat, mais pas de travailler pour de l’argent… Il y a quelque chose d’inaccessible. »

Pour Typhaine Elsaesser, « les autorités françaises font porter aux victimes une charge de la preuve qui nous paraît, à nous, avocats, disproportionnée. On oublie que ce sont des victimes ».

Violence institutionnelle

Pourtant, la jeune avocate le rappelle et insiste : « Ce sont des femmes qui ont subi de graves traumatismes et des sévices, de leurs proxénètes, mais aussi de leurs clients. Certaines ont failli mourir, ont été menacées de mort, étranglées par des clients… Pour elles, c’est difficile d’évoquer certains détails. C’est juste un mécanisme de défense, ça s’appelle la mémoire traumatique. Pour se protéger, le cerveau oublie certains détails. Mais ça, les juges de la CNDA ont tendance à l’ignorer. »

L’association le Mouvement du Nid accompagne et aide à l’insertion des personnes en situation de prostitution en France depuis 1946. Installée sur tout le territoire avec des antennes un peu partout en France, l’association accompagne 1 650 personnes chaque année, dont 86 à Strasbourg en 2022. Stéphanie Caradec, la directrice de l’association, revient sur la difficulté pour ces femmes de n’être pas entendues : « Ces femmes n’ont pas besoin qu’on rajoute de la violence institutionnelle à toute la violence qu’elles ont déjà subie. Elles ont besoin d’être reconnues, qu’on leur dise : je vous crois, ce qu’ils ont fait est condamnable, on va vous aider. »

Alors, pourquoi ? Pourquoi les jugements de la CNDA sont-ils si suspicieux à l’égard de ces femmes ? En 2017, la Cour a pourtant reconnu l’existence d’un groupe social des femmes nigérianes de l’État d’Edo, victimes d’un réseau de prostitution et parvenues à s’en extraire, « ou ayant entamé des démarches en ce sens ». Mais en octobre 2019, devant l’expansion des réseaux de prostitution nigériane en France, le Conseil d’État a resserré la jurisprudence. Désormais, l’asile ne peut être accordé que si les demandeuses apportent la preuve de leur extraction totale du réseau.

L’argument de la rapporteure publique pour convaincre la Cour est clairement énoncé : « Il vous faut être prudents, car une vision trop extensive du groupe social comporterait un risque d’instrumentalisation du droit d’asile par les réseaux de traite. »

Les préjugés de la Cour

En effet, depuis plusieurs années, le nombre de demandes d’asile déposées par les Nigérian·es ne cesse d’augmenter, passant de 1 413 recours devant la CNDA en 2016 (soit 3,5 % du total), à 4 891 en 2021 (7,2 % du total). Dans la majorité des cas, les recours sont déposés par des femmes (60 % en 2016, 47 % en 2021). Pour autant, si le pays est désormais le troisième le plus représenté dans la liste des pays d’origine des demandeurs et demandeuses, le taux de protection accordé à ses ressortissant·es reste faible. Et n’a cessé de baisser depuis 2019, passant de 20,8 % à 15,6 % en 2021.

Une hausse de l’immigration nigériane, qui vient alimenter les réseaux de prostitution… Stéphanie Caradec, directrice du Mouvement du Nid, confirme la part importante de ces femmes dans les chiffres de la prostitution en France : « Elles représentent 60 à 70 % des personnes que l’association accompagne aujourd’hui partout dans le pays. »

La crainte des juges de la CNDA est donc que ces femmes demandeuses d’asile deviennent à leur tour des « Madam » en puissance, des proxénètes, et continuent de travailler pour les réseaux nigérians en France. Rue89 Strasbourg n’a pas trouvé de chiffres venant attester cette idée, qui semble s’être pourtant infiltrée lourdement dans les esprits des autorités françaises.

Avocat·es comme travailleuses et travailleurs sociaux condamnent et luttent contre ces préjugés. Des idées préconçues qui ont tendance à rendre très aléatoires les résultats des demandes d’asile. Voire arbitraires. Stéphanie Caradec explique : « Au sein de l’Ofpra, on demande à ces femmes d’avoir coupé les liens avec leur communauté, mais parfois elles sont mariées à des Nigérians, ou gardent des liens avec des personnes qu’elles connaissent, c’est rassurant et humain. Les résultats des recours auprès de la CNDA sont souvent aléatoires. » 

L’avocate Typhaine Elsaesser, elle, insiste sur le poids de ces préjugés, qui parasitent les audiences de la CNDA : « Le problème, c’est cette idée de se dire que ce sont des menteuses, et qu’elles veulent profiter d’un système. Cette idée aussi qu’elles deviendraient toutes proxénètes à leur tour… Je veux voir les chiffres, si c’est vrai ! »

Mais l’avocate refuse de se laisser abattre, et continue de porter les dossiers de ces femmes devant la justice. Elle rappelle en guise de conclusion : « La CNDA n’est pas là pour faire de la politique, elle doit juste appliquer le droit. Et si malheureusement il y a de plus en plus de victimes, les conséquences ne peuvent pas retomber sur elles. »

Maud de Carpentier (Rue89 Strasbourg)

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* Les prénoms des personnes interrogées ont été modifiés afin de respecter leur anonymat.

 


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