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Source : le monde - Grégoire Mérot - 09/11/2022

Dans le sud-ouest de l’océan Indien, seule une grosse soixantaine de kilomètres sépare les Comores de Mayotte. Malgré ses difficultés, le département français reste un eldorado aux yeux des Comoriens, prêts à risquer leur vie pour s’y rendre. « Le Monde » a retracé le parcours d’un groupe de clandestins qui avait pris la mer en août.

Il règne dans ce village une atmosphère étrange. A peine une heure et demie de route le sépare de Moroni, principale ville de l’île de Grande Comore, et pourtant, tout est si différent… Pour y parvenir, il faut s’éloigner de la cité, fourmilière bigarrée et pleine de vie, échapper à la foule et à la pollution, puis gravir les collines de l’île au volcan, s’enfoncer vers le nord-est à travers les forêts d’eucalyptus et les plantations de bananiers. Alors, l’air devient plus pur, le ciel plus dégagé.

Le village est là, sur la côte, à l’extrémité d’une région nommée Washili. Il plonge vers la mer en ligne droite. D’emblée, le visiteur a le sentiment que tout est figé, silencieux, à l’arrêt. Les quelques maisons en dur, parpaings apparents, ne sont jamais véritablement finies, il manque toujours quelque chose : des fenêtres, une porte, parfois même un toit. Les habitants sont peu nombreux, un petit millier tout au plus. Seuls quatre vieux font claquer leurs dominos dans le silence, frappant de leurs pièces une table en bois dans le coin d’une place déserte. La nuit tombée, quand les habitants se retrouvent dans l’obscurité, un groupe d’hommes se réunit sur cette même place pour discuter à voix basse, à la lumière des téléphones. Un drame les hante : la disparition de cinq des leurs, dont deux enfants. Cela remonte à quelques semaines, ce jour où ils ont entrepris, comme des milliers de candidats à l’exil, de tenter de rallier l’île française de Mayotte.

Pour mesurer le poids de cette absence, et comprendre comment la vie de ce village dont nous ne pouvons dévoiler le nom pour des raisons de sécurité a pu basculer de la sorte, il faut revenir au mois d’août, s’intéresser à l’un des enfants, Zamdradi, 10 ans. Ici, tout le monde la connaît. Sa famille est pauvre, certes, mais la fillette peut compter sur une tante fonctionnaire, ainsi que sur un oncle installé à Tourcoing, dans le nord de la France. Zamdradi est joueuse, joyeuse, c’est une bonne copine, un rien rêveuse, assidue à l’école. Elle ne rechigne pas non plus devant les corvées domestiques, qui sont le lot de toutes les petites Comoriennes. Quand sa maman s’occupe de ses frères et sœurs, Zamdradi prend le relais : c’est le prix à payer pour ses moments de liberté, comme ces jours où elle enfourche le vélo de son cousin pour dévaler plein pot vers la mer et l’horizon.

entre les Comores et Mayotte

Des kwassa à Moroni, aux Comores, en octobre 2022.

En chemin, il lui arrive de saluer Ismaël, un homme de 45 ans. Lui aussi, tout le monde le connaît, et l’apprécie. Il a le rire facile, il est de bon conseil. C’est un saute-frontières, habitué à se rendre à Mayotte, ce territoire perçu ici comme l’île du salut. Lorsqu’il part, on ne sait jamais trop quand on le reverra. Mayotte, pour cet enfant du village, c’était le seul espoir de soigner son fils au moment où les médecins comoriens ont baissé les bras. Le gamin n’a pas survécu, mais Ismaël est resté dans le département français, y fondant même une deuxième famille. « Installé » dans un bidonville mais sans papiers, il a réussi à faire ce qui lui était impossible côté comorien : enchaîner les petits boulots, gagner assez d’argent pour survivre et payer plus tard les études de son autre fils, resté aux Comores.

Le péril du kwassa-kwassa

Les séjours d’Ismaël sont irréguliers. Tout dépend du moment où il se fait pincer par les policiers français. En général, ils l’expulsent dans la foulée, peu importe qu’il ait encore deux autres garçons avec lui à Mayotte. Son parcours cabossé, un jour côté mahorais, un autre dans son village comorien, fait de lui un voyageur d’expérience, capable de mesurer les dangers de ces expéditions. Lui sait combien les trajets en kwassa-kwassa, ces barques conçues pour la pêche côtière et non pour de telles odyssées, peuvent être périlleux. Il sait aussi à quel point la pression des patrouilleurs chargés de garder le lagon de Mayotte s’est intensifiée ces dernières années.

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Le village comorien où vivaient Ismaël et ses compagnons d’infortune, disparus en mer le 22 août 2022.

Au village, Ismaël avertit souvent ceux qui seraient tentés de partir sans raison impérieuse : la vie n’est pas simple « là-bas » ; la violence règne ; les banga (les cases en tôle des bidonvilles de Mayotte) sont régulièrement détruits par les bulldozers. S’ils parviennent à terre, ce qui n’est jamais garanti, ils seront traqués sans relâche. En cas d’arrestation, ils seront expulsés en un rien de temps, comme près de 24 000 Comoriens chaque année. « Oui, mais… La santé, l’éducation, la justice ? », lui rétorquent les plus déterminés. Ismaël répond en insistant sur les dangers du voyage. Prendre le kwassa, c’est défier la mer et les requins. Lui, c’est différent. Il n’avait « pas le choix », c’est son expression.

Ses compatriotes l’ont-ils vraiment ? Leur archipel (trois îles, 1 million d’habitants) subit depuis des années une crise profonde, aggravée par la pandémie de Covid-19. Avant cela, les Comores occupaient le 21e rang au classement des pays les plus pauvres du monde, il dépendait de la diaspora pour un tiers de son PIB. Depuis l’épidémie, les revenus ont sombré encore un peu plus dans les abysses, les prix ont bondi. Le coût du kilo de riz – aliment de base – a triplé. Par crainte des émeutes, sa distribution a dû être confiée à l’armée, dirigée par le colonel-président Azali Assoumani. Les militaires font régner la terreur dans ce pays gangrené par la corruption, où les services publics sont pour ainsi dire à l’arrêt, notamment dans le domaine de la santé. Pour survivre, il faut partir, ou envoyer un proche travailler à l’étranger, le plus souvent à Mayotte.

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Même s’il sait, lui, que ce département français n’a rien d’un paradis, Ismaël doit à tout prix s’y rendre. La dernière fois qu’il en a été expulsé, en juillet, il avait confié ses enfants de 13 et 16 ans à un ami. C’était les vacances scolaires. Maintenant que la rentrée approche, il veut être sur place pour s’en occuper. Il est conscient qu’à Mayotte, la fin des vacances signifie bien souvent le retour des rixes entre bandes. Nombreux sont alors les adolescents tentés de les intégrer. Or il refuse que ses fils sombrent dans la délinquance.

« On n’a plus le choix »

Zamdradi, la fillette au vélo, partira avec lui. Elle est malade ; on ne la voit plus trop dévaler la pente vers la mer. Voilà des semaines qu’elle est constipée, que son ventre la met au supplice. Sans doute est-ce la faute à la malnutrition : avant même la crise actuelle, elle touchait déjà un gamin sur trois. Partout où sa maman a tenté de faire soigner Zamdradi, même à l’hôpital El-Maarouf de Moroni, le « centre de référence » des trois îles comoriennes, les médecins ont paru désemparés et à court de matériel pour établir un diagnostic. La petite, prostrée, ne mange plus.

entre les Comores et Mayotte3

L’hôpital El-Maarouf de Moroni, aux Comores, en octobre 2022.

« On n’a plus le choix », répète la maman à son frère Saïd Mohamed, le « tonton » de Tourcoing, le suppliant de l’aider à financer le trajet de Zamdradi jusqu’à Mayotte. Là-bas, au moins, un hôpital moderne pourra l’accueillir. Resté très proche de la fillette malgré la distance, l’oncle accepte à regret. Il angoisse à l’idée de lui faire courir tant de risques. Mais sa santé l’exige : elle est en danger. Sa tante Hadidja, la fonctionnaire, l’accompagnera jusqu’à l’embarquement final.

Quatre autres villageois seront du voyage : un jeune homme, footballeur de talent recruté par un club mahorais ; une malade nécessitant une opération d’urgence ; une grand-mère désireuse de retrouver sa famille à Mayotte, et aussi le cousin de Zamdradi, Iboun Omar, 13 ans. Tous se connaissent, ils veilleront les uns sur les autres. Un premier trajet en bateau les conduira à Ouani, sur Anjouan. De là, ils prendront le lendemain un taxi pour traverser cette île comorienne vers le sud et embarqueront, enfin, en direction de Mayotte. C’est à ce moment-là, dans les environs du hameau de Kangani, qu’Hadidja, la tante, laissera Zamdradi et Iboun Omar filer avec Ismaël.

Arrive le vendredi 19 août. Tout est prêt. Les différents rendez-vous avec les passeurs ont été fixés. Les bagages sont bouclés : un simple sac à dos par personne, pas plus, il ne faudra pas surcharger les embarcations. L’expérimenté Ismaël, qui fait office de capitaine de l’équipée pour ceux du village, a prévenu : si le pilote du kwassa juge un voyageur trop chargé, il n’aura aucun scrupule à tout laisser sur le rivage ou dans la mer. Alors, comme pour tout le reste, on obéit, sans trop savoir à quoi s’attendre.

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Le départ approchant, même les moins fervents – ils sont peu nombreux – s’en remettent à Dieu. Qui d’autre, lorsqu’on plonge ainsi dans l’inconnu ? A la mosquée, ce vendredi, on s’adresse des au revoir amicaux, avec une confiance de façade. Dans les maisons des partants, les femmes ont préparé un repas de fête, en tout cas plus copieux qu’à l’accoutumée. Des efforts inutiles pour Zamdradi, qui peine à avaler la moindre bouchée. En la poussant à s’alimenter « pour prendre des forces », les adultes se trahissent. Pourquoi donc s’inquiètent-ils, alors qu’on lui a promis que les médecins de Mayotte s’occuperont bien d’elle, qu’elle reviendra ensuite à la maison, à l’école, « en pleine forme » ?

Trajet éprouvant

Zamdradi l’a bien compris, même si tout le monde se veut rassurant : le trajet jusqu’aux médecins sera compliqué. Elle a peur, son cousin aussi. Mais ensemble, ils se serreront les coudes. Heureusement, leur tante Hadidja sera là jusqu’à Kangani, au moment de la dernière étape. Ensuite, il y aura l’ami Ismaël. Et une fois Mayotte atteinte, ils retrouveront la maman d’Iboun Omar. Elle les attend.

De son côté, Ismaël se prépare également, en donnant ses ultimes consignes à son fils étudiant, Safidine. Lui reste à Grande-Comore : il doit d’abord finir sa licence avant d’envisager de rejoindre la famille à Mayotte. Ismaël lui enverra un peu d’argent dès que possible. Mais il faudra être patient, comme toujours, et demander la compréhension de l’université, car les maigres économies familiales serviront à payer les passeurs du périple à venir. Ismaël se rend ensuite auprès des foyers dont les enfants partiront avec lui. Il veut rassurer les proches et rappeler que le rendez-vous est prévu au lever du soleil, samedi. Un minibus les conduira vers le lieu d’embarquement de la première traversée, celle vers Anjouan.

A l’aube, comme prévu, les voici tous à bord du véhicule. Les adieux se font en souriant ; pas question, pour les uns et les autres, de laisser paraître l’inquiétude qui les ronge. Le chauffeur, lui, n’a qu’une hâte : arriver à destination. Comme tous les taximans de l’île, il ne ménage pas son minibus brinquebalant. Fonçant sur les pistes et les routes cahoteuses, il freine parfois de toutes ses forces pour éviter une ornière ou une voiture. Cap au sud, en longeant la côte. Pour les passagers malades, comme Zamdradi, ces deux heures de route sont éprouvantes. Mais ce n’est qu’un début. A l’arrivée, ils devront monter dans une sorte de grande barque qui les conduira à Anjouan, l’île d’où ils tenteront ensuite de rallier Mayotte.

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Le village de Grande Comore où les mène cette première étape – dont nous ne pouvons pas davantage dévoiler le nom – est un point de départ bien connu des candidats à l’exil. Nombre d’habitants du coin tirent l’essentiel de leurs revenus du business des trajets en barque entre Grande Comore et Anjouan. Les prix des billets d’avion ou des bacs officiels étant inabordables pour l’immense majorité des Comoriens, les clients ne manquent pas.

Zamdradi, Iboun Omar, Ismaël et tous les autres, une quinzaine de personnes au total, certaines venues d’autres villages, sont maintenant à bord de la barque, les pieds dans un mélange nauséabond d’eau salée, de sable vaseux et de carburant. Une autre barque, tout aussi chargée, les accompagne. Il leur suffit de quelques mètres en dehors de la baie pour comprendre l’origine du nom de ces embarcations longues de moins de 10 mètres pour 1 de large. Le kwassa-kwassa tangue, virevolte au gré des vagues, à l’image de la danse du même nom. Peut-être arrive-t-il qu’emportés par le rythme et leurs balancements, les danseurs tombent. Les kwassa, eux, chavirent souvent.

Ce jour-là, c’est ce qui arrive au deuxième. Une dizaine de passagers sont à l’eau. Heureusement, la proximité de celui où se trouve Zamdradi permet de les sauver. Trempés, en état de choc, ils sont hissés à bord. La mer est trop forte, ce samedi, pour atteindre les côtes anjouanaises avec tant de passagers. Mieux vaut revenir au point de départ, laisser passer la nuit. La météo sera meilleure dimanche matin, inchallah.

La visite de Gérald Darmanin

Aux aurores, la mer paraît plus calme. Le sommeil manque, les enfants ont peur. Ils ne veulent plus remonter à bord, mais il faut y aller sans tarder. Les voici donc tous repartis, sous les encouragements de « tonton » Ismaël, le « chef » de l’expédition. Même si la houle chamboule la trajectoire du kwassa, de nouveau ballotté, ils parviennent à destination : Anjouan et ses côtes ciselées, ses collines couvertes de forêt tropicale. Bien sûr, le plus dur reste à faire – une nuit d’attente sur Anjouan puis la deuxième traversée, plus périlleuse encore –, mais au moins peuvent-ils téléphoner au village, dire qu’ils vont bien. Sitôt connue, la nouvelle fait le tour des maisons. « Ils vont y arriver », se dit-on.

Déroutante journée que ce dimanche d’août… Alors que se prépare l’ultime traversée vers Mayotte, à 70 kilomètres de là, le territoire français est en effervescence, un autre monde s’agite : le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, est de passage. Un séjour express dont le thème central est bien sûr l’immigration clandestine et la surveillance aux frontières. M. Darmanin promet davantage de moyens – humains, financiers, matériels – pour endiguer l’afflux de clandestins comoriens à Mayotte, compliquer encore la traversée. Il fut pourtant un temps où les Comoriens pouvaient se rendre librement à Mayotte. C’était avant 1995 et l’instauration du « visa Balladur », autrement dit l’obligation d’avoir un tel sésame pour se rendre sur l’île française. Au cours de son séjour, M. Darmanin remet même en cause le droit du sol, considérant que délinquance et retard économique de l’île française sont le fait des migrants.

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Du côté d’Anjouan, les voyageurs n’ont sans doute aucune idée de cette visite ministérielle. Leur souci du moment est d’atteindre Kangani, ce hameau miséreux, dans le sud-ouest de l’île, où les attendent les passeurs de l’ultime traversée vers Mayotte, prévue pour le lendemain. Une fois sur place, la troupe les retrouve au petit matin. Ils se tiennent à l’abri des regards : il y a eu des arrestations ces derniers temps. Leur priorité : récolter l’argent, 400 euros par personne. Alors, seulement, le groupe pourra se mettre en route, à pied, vers le lieu d’embarquement.

Tous marchent maintenant sur les sentiers escarpés, en surplomb de l’océan. Hadidja, la tante fonctionnaire, continue d’accompagner les deux enfants. Elle ne les laissera qu’au dernier moment, devant le kwassa-kwassa. Une seule voyageuse, la vieille dame, a préféré renoncer après les frayeurs de la première traversée. Tous les autres sont là, y compris le jeune footballeur et une dizaine de voyageurs inconnus.

En cette fin de matinée, ce lundi 22 août, le soleil est sans pitié. La marche est pénible, les cailloux se dérobent sous les savates en plastique. Le chemin est dangereux, entre l’ascension des côtes et la descente vers le rivage. C’est là, sur une étroite grève, qu’ils aperçoivent enfin le kwassa-kwassa. Il faut faire vite, le guide hâte le pas sous les signes du chef d’embarcation, en contrebas. Les premiers à embarquer seront les femmes, les malades et les enfants. Une maman tient un nourrisson dans ses bras. Pour Hadidja, c’est l’heure des embrassades. Son rôle s’arrête là, à confier Zamdradi et Iboun Omar au bon vouloir de la mer. L’instant est déchirant. Le kwassa file vers l’horizon, puis disparaît dans le lointain.

Douleur et culpabilité

Hadidja ne fait pas tout de suite le chemin inverse. Avant de repartir au village, sur Grande Comore, elle veut attendre, dans un modeste hôtel d’Anjouan, des nouvelles des petits et des autres voyageurs. Hors de question pour elle de regagner son île sans savoir qu’ils sont à Mayotte. Cette matinée de marche et d’émotions l’a épuisée. Ismaël, l’habitué de ces périples, n’a cessé de lui dire qu’il prendrait soin des enfants. Elle-même a bien veillé à enregistrer le numéro du responsable du kwassa-kwassa et à échanger le sien avec d’autres passagers. Les passeurs, quant à eux, lui ont confirmé leur plan : le kwassa-kwassa devrait arriver aux abords de Mayotte vers 16 heures. Il faudra ensuite attendre 18 heures et la tombée de la nuit pour qu’il accoste (beacher, dans leur jargon) sur une plage de l’île française. Laquelle ? Impossible à dire à ce stade, cela dépend. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’Hadidja pourra passer ou recevoir l’appel libérateur. Alors, elle patiente.

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Il est 18 heures à Mirontsi, le village anjouanais où elle est logée. Les minutes défilent mais le téléphone reste désespérément silencieux. Les passeurs lui ont demandé de ne pas appeler pour éviter qu’une sonnerie ou une lumière n’attire l’attention au moment décisif de l’accostage et des premiers pas sur le sol mahorais. Elle tourne en rond, plus seule que jamais. N’y tenant plus, elle finit par composer les numéros en sa possession, à commencer par celui d’Ismaël. Aucun ne sonne. Celui du passeur non plus.

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L’oncle de la petite Zamdradi, 10 ans, disparue en mer le 22 août, le 3 octobre 2022, sur l’île de Grande Comore. 

Elle décide d’appeler son frère, Saïd Mohamed, à Tourcoing, à 8 000 kilomètres de là. Il est au courant de tout, c’est lui qui a financé le voyage de Zamdradi. Ensemble, ils tentent de se rassurer. Peut-être les enfants et leurs compagnons de route attendent-ils encore un peu, pour déjouer la surveillance du lagon. Après tout, il arrive que cette partie de « cache-cache » dure longtemps. Ou peut-être ont-ils dû faire demi-tour, avec l’idée de retenter leur chance le lendemain. A moins qu’ils n’aient été attrapés par un patrouilleur… Peut-être.

Hadidja séjourne ainsi cinq jours à Mirontsi avant que son frère ne lui dise de rentrer à Grande Comore. De son côté, il prendra le premier avion au départ de Paris et ils se retrouveront là-bas. Frère et sœur, liés dans la douleur et la culpabilité. Celui qui a payé, celle qui a accompagné. Ceux qui ont cru et cessé d’y croire.

L’impossible deuil

Tout cela remonte à la fin du mois d’août. Depuis, les semaines ont passé, sans un signe des voyageurs. « Disparus. » Ils ne sont pas morts, personne n’est venu le leur dire, ils ont « disparu ». Au village, l’impossible deuil se vit sans un mot. Hadidja, à jamais marquée, ne peut pas s’exprimer. Au-delà de la peine, son statut de fonctionnaire lui fait craindre, encore plus qu’à tous ses compatriotes, des représailles de la part des autorités comoriennes. Ici, on ne doit pas parler de l’Etat, de l’exil vers Mayotte, et de ce qui se joue entre les deux. C’est donc Saïd Mohamed, son frère, encore une fois appelé en renfort, qui prend la parole, « pour tout raconter, que les gens sachent, malgré les risques ». Quand les sanglots le prennent, Hadidja ose quelques phrases avant de replonger dans le silence et les larmes.

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La tante de la petite Zamdradi, 10 ans, disparue en mer le 22 août, avec son vélo d’enfant, le 3 octobre 2022, sur l’île de Grande Comore. 

« Nous n’avions pas le choix », répète encore et encore le frère. Il dit l’angoisse des dernières semaines, le sentiment de culpabilité, l’absence de corps à pleurer, à enterrer, étape indispensable du deuil dans la tradition musulmane. « Quand je suis arrivé, notre village était mort, éteint, se souvient-il. Cinq personnes, dans un bled comme ça, c’est toute la communauté qui est touchée. Pendant quinze jours, il y a eu toutes sortes de rumeurs… Certains disaient qu’ils étaient à Madagascar, d’autres en Tanzanie, qu’ils se cachaient de la police et qu’ils feraient bientôt signe. Bien sûr, c’était faux, les gens se disaient ça pour se rassurer. »

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Comme la plupart des habitants, il a fini par se rendre à l’évidence, mais sa colère n’est pas retombée pour autant. « Même des chiens feraient plus pitié que nous, s’indigne-t-il, la gorge nouée. Le monde nous laisse mourir en se fichant de nous, il s’en fout des gens comme nous ! S’il s’agissait de Français, il y aurait eu des recherches, mais là, rien, et même pas un mot, pas un signe de soutien de la part des deux pays, alors que c’est leur politique qui cause tous ces drames. » Partout, de maisons en cases en tôle, résonne le même discours, mêlant tristesse et rage.

Combien sont-ils à avoir de la sorte péri en mer, à avoir partagé le même destin que Zamdradi, Iboun Omar, Ismaël et tous les autres ? Nul ne sait. En 2012, un rapport sénatorial estimait entre 7 000 et 12 000 le nombre de personnes mortes ou disparues le long de cette traversée de 70 kilomètres, depuis l’instauration du « visa Balladur » en 1995. Cela faisait du bras de mer et du lagon de Mayotte le plus grand cimetière marin du monde. Depuis ce rapport, plus aucune donnée ne filtre d’un côté ou de l’autre.

Pourtant, le ballet des kwassa-kwassa n’a pas cessé. Les flux migratoires sont même allés en augmentant, ces dernières années, et l’enchaînement des drames n’y changera sans doute rien. Safidine, le fils aîné d’Ismaël, le laisse lui-même entendre quand il nous reçoit dans sa case en tôle, au village. « Je ne sais plus quoi faire, confie-t-il, le visage entre les mains. J’ai trop peur, je ne veux pas qu’il m’arrive la même chose qu’à mon père. Mais mes frères qui vivent à Mayotte, alors ? » Silence dans la pièce, plongée dans le noir par défaut d’électricité. Le jeune homme allume son téléphone pour en laisser s’échapper une lumière bleutée. Il soupire : « En fait, je crois que je n’ai pas le choix. »

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Scène de vie à Moroni, capitale Comores, en octobre 2022.

 


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