« La chasse à l’homme » soutenue par une politique du chiffre dans le cadre d’une lutte répressive contre l’immigration clandestine a accentué cette violence par la ségrégation et l’abaissement du droit des étrangers. Les Comoriens en situation irrégulière sont ainsi « parqués » dans un centre de rétention administrative ultra-saturé et expulsés dans les 48 heures sans voie de recours.
Un choc entre deux sociétés aux cultures hétérogènes
Suite au référendum de 1976, Mayotte française s’engage dans un lent processus d’intégration politique qui entraînera de profondes mutations culturelles. Un choc entre une civilisation occidentale à la française, judéo-chrétienne à rythme rapide et une culture traditionnelle à la comorienne, musulmane, à rythme lent.
Ce choc civilisationnel a graduellement entraîné une fragmentation douloureuse des valeurs collectives (morales, religieuses, juridiques) qui faisaient le socle d’une cohésion communautaire. La logique du groupe ainsi fragilisée a favorisé l’émergence de comportements violents car les lois et les règles ne garantissaient plus la régulation de l’ordre social.
L’importation accélérée d’une société de consommation a, par exemple, créé un monde à deux vitesses. En 2020, 77 % de la population vit sous le seuil de pauvreté métropolitain. Contrairement aux idées reçues, cette pauvreté ne concerne pas que les Comoriens car 60 % des ménages Mahorais sont également concernés. Le désir de posséder comme les autres a entraîné l’explosion des violences d’appropriation (cambriolages, vols avec ou sans agression, pillages).
Dans un autre registre, la réforme juridique de 2010 sonne le glas du droit coutumier arabo musulman entraînant heurt des cultures juridiques et chaos identitaire. L’islam comorien sunnite reconnu comme modéré véhiculait par un mode de transmission orale, des principes de solidarité et avait à ce titre un rôle majeur dans le maintien de la cohésion sociale et de l’ordre public. Le droit écrit, laïc et républicain se substituait au droit coutumier et religieux. Les cadis qui détenaient les fonctions de juge, notaire et tuteur perdaient leurs fonctions juridiques.
Cet impérialisme juridique pourtant annoncé dans le pacte pour la départementalisation s’intègre dans un plus large processus d’acculturation. Ces éléments peuvent être considérés comme un fait post-colonial dans le sens d’une mainmise sur les modes de représentation, de gestion politique et de développement économique des anciennes colonies.
Quoi qu’il en soit, le 31 mars 2011 Mayotte devient le 101e département Français. Impatients et déçus de ne pas acquérir d’un seul jet les attributs d’un département « normal », les Mahorais s’embrasent dès octobre 2011 dans une grande grève contre la vie chère, surnommée « la révolte des mabawas (1). » Ces événements paralysèrent l’île durant 44 jours et se transformèrent en guérilla urbaine d’une rare violence.
Défaillance des contenants familiaux, culturels et sociopolitiques
Les profondes mutations sociétales ont entraîné une défaillance de ces contenants qui permettait une certaine harmonie communautaire. La violence à Mayotte est l’expression de contenants qui font défaut et qui n’opèrent plus sur l’unité collective. Toute violence ne se développe pas dans le vide, mais en rapport avec un environnement dysfonctionnel.
À Mayotte, cette violence émane d’une population majoritairement jeune avec un grand nombre de mineurs isolés. Ces mineurs ne sont pas que des clandestins mais sont constitués dans une moindre mesure de jeunes Mahorais en rupture familiale, déscolarisés et désœuvrés.
- Déliquescence de l’autorité familiale
La parentalité Mahoraise s’appuyait sur un modèle éducatif traditionnel Comorien et sur la notion de famille élargie. L’effacement de ce modèle au profit du modèle Français a entraîné une nouvelle parentalité dont les acteurs se retrouvent dépassés et sans outils. L’apprentissage communautaire explose parallèlement à une montée de l’individualisme.
- Une jeunesse abandonnée par ses responsables politiques
Une illustration criante de cet abandon est le budget dérisoire alloué par le Conseil Général à l’Aide sociale à l’Enfance alors qu’à Mayotte la moyenne d’âge est de 17 ans 1/2. S’y ajoute l’absence d’infrastructure (sportives, culturelles…) destinés aux jeunes.
L’impuissance éducative, l’abandon par les élus, la « péjoration » de l’avenir créent inévitablement un sentiment d’infériorité. Certains mécanismes de défense comme la quête de valorisation par la violence sont également une manière de mettre en scène sa frustration de manière cathartique. L’agression peut être inspirée par un désir de vengeance de jeunes frappés d’impuissance à agir. La violence et l’identification à un groupe sont des moyens de recouvrir un pouvoir à agir.
- La bande comme substitut familial
Les jeunes délinquants ou criminels agissent dans la majorité des cas en bandes car le groupe désinhibe le sentiment d’impunité lié à l’anonymat. Le groupe représente un substitut familial et social. Il y a identification aux autres et désir d’obtenir la reconnaissance de leurs paires et la protection de leur clan dans une logique de survie. Les comportements agressifs des jeunes fréquentant des bandes se manifestent entre eux et sont ainsi pleinement socialisés (régis par des logiques d’honneur de réputation, de défense de ses proches ou du territoire auquel on est attaché).
À Mayotte, la délinquance juvénile de bande sème la terreur. Cette violence fondamentale non jugulée (où la problématique radicale « eux ou moi » se trouve clairement ravivée) est une forme de révolte contre l’exclusion sociale, la frustration, l’injustice… Des maux encore des maux.
(1) Ailes de poulet bon marché, devenu le symbole d’une consommation de première nécessité.
(*) Psychiatre, psychanalyste, Centre hospitalier de Mayotte.